La naissance de l'imagerie scientifique

De la statue antique à la photographie, un fil court : c'est celui de l'image-empreinte, icône ou trace parfois infidèle d'une réalité passée. Mais l'imagerie technique et l'instantané numérique assignent aujourd'hui une autre fonction à l'image : celle de fabriquer à volonté le regard que nous posons sur le monde, visible comme invisible.

Etymologiquement, l'image est liée à la mort. L'imago latin désigne ce masque mortuaire que les familles patriciennes portaient en procession dans les rues avant de l'installer dans l'atrium, au foyer des ancêtres. « L'image, dit le philosophe François Dagognet, est ce qui reste quand l'objet a disparu. 1 » L'image prend à l'origine ce sens latin de statue. Elle est le double immobile, fixe et stable d'une réalité changeante, fugitive et éphémère. « Sage comme une image », dit une expression d'aujourd'hui...

Par définition, elle est seconde de ce réel qui lui préexiste : elle en est, pour son observateur, trace, sosie, fantôme, simulacre..., entretenant avec son objet, - son « référent », écrira Roland Barthes 2 - des relations de correspondance harmonieuses ou frappées d'ambiguïté. Si la question du double traverse l'ensemble de la philosophie de la représentation, de René Descartes à Jean-Paul Sartre, l'incommensurable réussite des images techniques à partir du xixe siècle conduit à réinterroger profondément l'image platonicienne et à nuancer le schéma d'un faux objectif, double mais imparfait, enseignant et trompant simultanément un observateur dénué des outils de la critique.

Dans la première moitié du xixe siècle, en effet, naît au voisinage de Chalon-sur-Saône une image terne, peu spectaculaire, dont on ne se doute pas, alors, qu'elle inaugure une nouvelle ère culturelle, qu'elle annonce une profonde révolution du regard. Neuf ou dix années de travail ont conduit Nicéphore Niépce à la réalisation, en 1826-1827, de la première empreinte chimique permanente obtenue par l'action de la lumière solaire sur une substance sensible placée au coeur d'une chambre noire munie d'un objectif. Entre l'oeil de l'observateur et le paysage s'interpose tout un appareillage technique. Les héliographies de N. Niépce, ses « vues », sont le fruit de ces dispositifs ; le mot « photographie », lui, n'apparaîtra que quelques années plus tard.

N. Niépce meurt en 1833, mais, en 1839, l'ampleur, au niveau mondial, de l'accueil fait à la divulgation publique des procédés de la nouvelle photographie concrétise l'entrée dans une ère nouvelle. On reconnaît d'emblée au dispositif une certaine autonomie : François Arago, promoteur de la nouvelle image et conscient des enjeux sous-jacents, admet ne pas savoir précisément ce qu'il convient d'en attendre, hors le « hasard ». Soit un ensemble encore confus, inimaginable, de transformations techniques, sociales et esthétiques dont la technique serait responsable.

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Les scientifiques, en héritiers d'une tradition chrétienne occidentale, accueillent avec enthousiasme le daguerréotype. Ils en font un nouvel objet d'observation, scrutent au microscope les clairs et les sombres en train de naître. L'image technique est sidérante : d'une remarquable précision, elle ignore des pans entiers de la réalité. Sur la Vue du boulevard du Temple réalisée par Jacques Daguerre en 1839, il faut une loupe puissante pour détecter à l'oeil les fissures des murs captées par la plaque. En revanche, le cliché n'a conservé aucune trace des objets en mouvement, voitures à cheval et passants. Etrangement, l'image technique rend compte d'une ville déserte. Empreinte chimique, elle témoigne de ces détails que l'oeil humain ne voit pas, mais avec lesquels, seule, elle serait apte à dialoguer. « Nulle peinture ou gravure ne peut prétendre en approcher », écrit le peintre physicien Samuel F.B. Morse 3.

La reproductibilité

La nouvelle image semble résulter d'une collusion entre la nature et la technique, excluant l'être humain. Cette autonomie recèle d'autant plus d'enjeux que l'invention du négatif, au début des années 1850, rend l'image empreinte de la photographie aisément multipliable. Le daguerréotype restait encore un objet précieux, unique : le calotype et ses images multiples, issues d'un négatif papier, s'éloignent radicalement de la peinture.