La publicité entre manipulation et création

Très critiquée à cause de son rôle marchand et de sa volonté de persuasion, l'image publicitaire a pourtant fait appel aux milieux artistiques. Loin d'avoir l'efficacité qu'on lui prête, elle s'affirme comme une forme de culture à part entière.

Dans un livre dont le titre,La Société du spectacle 1, est désormais passé dans le langage commun, Guy Debord dénonçait dès 1967 un monde aliéné au « fétichisme de la marchandise », engagé dans un processus de « fabrication ininterrompue de pseudo- besoins ». De ce point de vue, l'image publicitaire ne serait que l'instrument d'une entreprise d'aliénation et de décervelage des individus au service d'une quête ininterrompue de croissance des profits. Cette approche a été largement partagée, et l'est encore peu ou prou, par de nombreux intellectuels. Mais de telles critiques sont loin de faire l'unanimité, y compris dans le champ universitaire. « La publicité [...] offre gratuitement à la société tout entière un spectacle plus inventif et plus riche de formes et de fonds à notre époque que bien des médias, des arts, des institutions culturelles patentées », écrivait en 1987 Bernard Cathelat, docteur en psychosociologie, professeur en sciences politiques et consultant en communication.

L'image publicitaire semble ainsi écartelée entre deux interprétations radicalement opposées. Est-elle le nouvel oeil tout-puissant d'un capitalisme Big Brother, ou au contraire un authentique mode d'expression artistique populaire, vecteur des grands mythes des sociétés démocratiques contemporaines ? Et le consommateur qu'est chacun d'entre nous n'est-il que la victime inconsciente d'une manipulation permanente, ou à l'inverse un spectateur informé, libre de se laisser séduire par l'esthétique de l'image publicitaire mais aussi de la juger, de la critiquer ou de l'ignorer ? Pour tenter de répondre à ces questions, il est sans doute prudent de commencer par regarder les images publicitaires pour ce qu'elles sont avant tout, un message qui utilise le langage des formes, des couleurs et des mouvements. On peut ainsi essayer d'en saisir les relations avec les modes d'expression artistique contemporains qui en sont les plus proches, arts plastiques et cinéma, et se demander ensuite quelle influence ces images exercent sur le public que nous sommes, tant sur un plan commercial qu'esthétique ou symbolique.

Les liens quasi originels du cinéma avec la publicité

Dans un livre intitulé Analyser la communication 2, le sociologue et sémioticien Andrea Semprini propose une analyse du logo de la RATP qui constitue une bonne entrée en matière. Ce logo est composé, on le sait, d'une ligne sinueuse qui traverse un cercle et qui symbolise à la fois un profil humain pénétrant un espace clos et le tracé de la Seine dans Paris. L'ensemble suggère habilement que la RATP, dont le nom surplombe le dessin, permet une sorte de symbiose entre le citadin et sa ville. Or, comme le montre A. Semprini, l'efficacité de ce logo repose sur quelques principes bien connus des praticiens de l'image. Le plus visible est le rapport un tiers/deux tiers qui structure l'image proposée à l'oeil du spectateur : le logo RATP occupe environ un tiers de l'ensemble de l'image, et la ligne sinueuse découpe le disque en deux surfaces inégales, selon le même rapport. Cette dissymétrie introduite dans la construction des figures, le plus souvent dans une proportion d'un tiers/deux tiers, est connue pour être une des conditions déterminantes du dynamisme d'une image. A l'inverse, les rapports de symétrie suggèrent plutôt l'immobilité, la répétition, la clôture de l'espace. Dans le même ordre d'idées, l'épaisseur du trait, l'harmonie des courbes de la ligne sinueuse qui figure à la fois le visage et la Seine, ou encore l'utilisation de la couleur vert pâle, connue pour ses vertus apaisantes, appartiennent au répertoire technique d'un professionnel de l'image. Cette brève analyse montre que l'image publicitaire fonctionne comme les autres images à partir d'une grammaire plastique qui fait sens pour le spectateur, avec cette particularité, dans le cas des images fixes, d'être le plus souvent associée à un texte. Il n'est donc pas surprenant que l'image publicitaire soit à la fois un moyen d'expression pour des créateurs, et un spectacle pour le public.

De fait, les relations entre publicité et création artistique sont anciennes. Il suffit pour s'en convaincre de rappeler l'importance pour l'art moderne des affichistes au début du xxe siècle, ou les liens quasi originels de la création cinématographique avec la publicité. De Pierre Bonnard ou Henri de Toulouse-Lautrec à Georges Mathieu et Andy Warhol, de grands peintres modernes et contemporains ont investi l'univers de l'affiche, certains en étant même issus. De la même manière, les réalisateurs de cinéma ont dès l'origine participé à la production publicitaire. Jacques Guyot 3 rappelle que Georges Méliès lui-même réalisa des films de réclame pour les chocolats Meunier et Poulain. Aujourd'hui, la réalisation d'un film publicitaire est devenue un exercice de style pour de nombreux réalisateurs, y compris parmi les plus consacrés du cinéma d'auteur : Claude Chabrol, Jean-Luc Godard, Claude Sautet et Bertrand Tavernier ont travaillé pour la publicité, comme la plupart de leurs collègues.