Comment survivre au malheur ? C'est l'inévitable question à laquelle doivent répondre très concrètement toutes les personnes qui passent ou sont passées par une situation particulièrement traumatisante, qu'il s'agisse de victimes d'attentats, d'enfants maltraités, de rescapés des camps de concentration, ou encore de patients atteints de maladies graves.
Pendant de longues années, les spécialistes avaient tendance à estimer qu'un drame personnel conduisait très souvent à une psychopathologie. Par exemple, un enfant maltraité devenait presque nécessairement un délinquant, puis un parent maltraitant, voire un criminel. Mais les faits sont venus contredire ce regard pessimiste, et aujourd'hui, des chercheurs de plus en plus nombreux s'intéressent aux processus qui permettent à quelqu'un de mener une existence relativement normale malgré des traumatismes importants. Le terme de résilience, encore peu connu, désigne ainsi l'aptitude à survivre à des événements particulièrement douloureux. Mais cela est plus qu'une simple capacité de résistance, c'est également une dynamique qui permet à la personne de réagir positivement, de construire une existence relativement satisfaisante. Comme le dit Boris Cyrulnik, qui vient de consacrer à ce phénomène un récent ouvrage, la résilience est caractéristique d'une « personnalité blessée mais résistante, souffrante mais heureuse d'espérer quand même »1.
Une découverte inattendue
La majeure partie des travaux sur la résilience porte sur des enfants. L'utilisation de ce terme en psychologie remonte au milieu des années 60, lorsque des chercheurs s'étonnent de constater que des enfants grandissant dans des conditions particulièrement difficiles se développent normalement 2.
Au départ, les chercheurs avaient décidé de suivre sur plusieurs dizaines d'années le vécu de tous les enfants nés en 1955 sur l'île Hauai, dans l'archipel des îles Hawaï. Sur 698 enfants, 201 présentaient un risque élevé de développer des troubles (en cumulant au moins quatre sources de stress, tels qu'une naissance difficile, une pauvreté chronique, ou encore un environnement familial marqué par les disputes, le divorce, l'alcoolisme ou la maladie mentale). De fait, presque les 2/3 de ces enfants ont eu de sérieuses difficultés d'apprentissage à 10 ans, et d'autres problèmes, comme la délinquance, à 18 ans. Mais les autres se sont bien développés, sachant « tirer avantage de toute occasion pour s'améliorer ».
Ces personnes présentaient certaines caractéristiques : elles étaient issues de familles peu nombreuses, avec des naissances espacées, et avaient bénéficié de l'attention d'une personne bienveillante, « qui les acceptait inconditionnellement ». Elles avaient ainsi pu donner un sens à leur vie et contrôler leur destin. A l'âge adulte, ceux et celles qui étaient mariés entretenaient des relations étroites avec leur conjoint(e) et nombre d'entre eux avaient une foi religieuse profonde.
Par ailleurs, un grand nombre des enfants à haut risque qui avaient eu des problèmes à l'adolescence rebondissaient à l'âge adulte. Les principaux aspects qui avaient déterminé ce changement étaient le service militaire, le mariage, le soutien de personnes proches, le fait d'être parent et la participation à un groupe religieux.
Des critiques méthodologiques
Un autre élément a favorisé le développement des études sur la résilience : des critiques méthodologiques se sont élevées, à partir des années 70-80, à l'encontre de diverses études diffusant l'idée de « transmission intergénérationnelle » de la maltraitance 3. En fait, beaucoup de chercheurs ont fait quasiment la même erreur que nombre de travailleurs sociaux, celle que B. Cyrulnik appelle le biais du professionnalisme : ils ne repèrent que les personnes qui répètent la maltraitance. Dès lors, celle-ci semble bien plus importante qu'elle ne l'est en réalité. En effet, si l'on examine les origines familiales d'un enfant maltraité, on constate que dans la grande majorité des cas, ses parents ont eux-mêmes été maltraités. D'où l'idée que la maltraitance se transmet de génération en génération. C'est d'ailleurs la conclusion de diverses études utilisant cette approche dite rétrospective.
Or, il s'agit là d'une erreur de perspective. En effet, si l'on prend le processus dans le bon sens chronologique, c'est-à-dire si l'on étudie ce que deviennent des enfants maltraités une fois devenus adultes, on constate que seule une faible proportion devient délinquante et/ou maltraitante. Cette méthodologie, dite prospective ou longitudinale, est plus lourde et donc plus coûteuse et plus rarement utilisée, mais fournit une image bien plus juste de la réalité.
Pour illustrer cette différence, observons les chiffres obtenus par deux enquêtes françaises sur les enfants placés par les services d'aide à l'enfance. Marie Anaut, maître de conférences à l'université Lyon-II, a étudié l'origine d'un groupe de 56 enfants placés en famille d'accueil 4. Environ la moitié des mères de ces enfants avaient elles-mêmes été placées quand elles étaient enfants. Elle estime que ces mères n'ont pas eu de modèle parental solide, qui aurait fourni la base sur laquelle fonder leur propre vécu de parent. Elles sont donc incapables de s'occuper correctement de leurs enfants, lesquels se trouvent placés, soit volontairement par la mère, soit autoritairement par les instances judiciaires.