Modernité, postmodernité, modernité avancée… Comment qualifiez-vous la période que nous traversons actuellement ?
Il y a quelques années, quand je suis devenu sociologue, le terme « postmodernité » était le plus employé. Je trouve que la définition de ce terme n’est pas claire. C’est seulement une expression par défaut : nous ne sommes plus dans la modernité. J’ai alors commencé à reconsidérer ce qui fonde la modernité. Ma réponse est l’accélération. Les sociétés modernes ne peuvent se perpétuer qu’en accélérant les mouvements qui les caractérisent, notamment l’innovation et la croissance. Nous sommes entrés dans cette période depuis les années 1980. Nous ne sommes pas postmodernes car les caractéristiques de la modernité subsistent. Par contre, cette modernité se radicalise en nécessitant toujours plus d’innovation et de croissance. C’est ce que j’appelle la « modernité tardive », qui se distingue de la modernité classique.
Concrètement, comment cette modernité tardive se manifeste-t-elle ?
On peut la constater dans la vie de tous les jours, avec, par exemple, les réformes politiques. Depuis les années 1970, le progrès est lié aux changements politiques. Aujourd’hui, les réformes en cours ne sont plus justifiées par la volonté d’avoir un meilleur monde. Elles sont justifiées par la menace : si un pays comme la France, par exemple, n’entreprend pas des réformes maintenant, il ne sera pas en capacité de maintenir son système économique. Aujourd’hui, le besoin d’accélérer est une obligation, une contrainte, et non pas une promesse d’un avenir meilleur.
On peut aussi s’apercevoir de ce changement sur un plan plus personnel. Dans la modernité classique, les conditions de vie changent d’une génération à l’autre. Dans la modernité avancée, les changements sont intragénérationnels. Pour un même individu, le monde tel qu’il le connaissait hier peut être très différent le lendemain. Il y a quelques années, si vous demandiez à un jeune sa profession, il répondait : « Je suis enseignant » ou « Je suis sociologue ». « C’est ce que je suis. Mon père était boulanger et, moi, je suis sociologue. » Aujourd’hui, les jeunes disent : « Maintenant, je travaille en tant que sociologue, mais peut-être que dans quatre ou cinq ans, je changerai de profession. »
Selon vous, l’un des risques de la modernité tardive, c’est l’aliénation. Pourquoi ?
L’aliénation, c’est la perte de la capacité à s’approprier les choses. Vous êtes en relation avec le monde, connecté, mais d’une manière particulière. C’est une relation sans vraie relation. Par exemple, j’ai un travail, mais il ne signifie rien pour moi. Il n’a pas de sens à mes yeux. Ou alors, j’ai une famille, je parle à ma femme et à mes enfants tous les jours, je prends soin d’eux et je me préoccupe de leur état, mais parfois j’ai le sentiment que je ne les atteins pas, que je ne compte pas plus que ça pour eux. Vous êtes en relation avec quelqu’un ou quelque chose, mais cela ne vous parle pas, cela ne signifie rien pour vous. Vous n’en tirez aucun plaisir personnel. Cela ne vous permet pas de vous accomplir.