Les Grecs l'appelaient la mètis , cette forme d'intelligence particulière, qui mêle tactique et esprit de finesse. Difficile à définir, elle est pourtant présente partout : dans l'esprit du stratège, du chasseur ou du bricoleur...
Selon les Grecs de l'Antiquité, il n'y a pas de dieu unique qui ordonnerait tout et aurait tout créé. Les dieux sont partout dans le monde. Multiples, divers, ils prennent toutes les formes. Zeus est le roi des dieux, le maître de la souveraineté sous toutes ses apparences. La déesse Mètis fut la première épouse de Zeus. A peine fut-elle grosse de celle qui deviendrait Athéna, déesse de la sagesse et de l'intelligence, que Zeus l'avala, reléguant la ruse dans les profondeurs de son ventre et accouchant lui-même de sa propre fille, s'incorporant ainsi l'intelligence et la ruse, la mètis.
Mètis désigne cette capacité de l'intelligence qui correspond, non pas à l'abstraction, mais à l'efficacité pratique, au domaine de l'action, à tous ces savoir-faire utiles, à l'habileté de l'artisan dans son métier, à son « coup de main », aux tours magiques, aux ruses de guerre, aux tromperies, esquives et débrouillardises en tout genre.
Dans toute situation de conflit ou de compétition, la victoire peut s'obtenir de deux façons. Soit parce qu'on est le plus fort sur le terrain en question, soit par l'utilisation de procédés qui ont pour but de fausser l'épreuve et de faire triompher celui qu'on croyait battu. On peut considérer la mètis comme ce qui amène la fraude ou au contraire, comme ce qui crée la surprise et la revanche du plus faible. D'un côté, elle prend la figure du mensonge, de la fourberie ; de l'autre, elle est l'arme absolue, qui assure en toutes circonstances la victoire sur autrui. Le second caractère de la mètis, c'est qu'elle s'exerce toujours en situation incertaine et ambiguë. Par exemple, deux hommes s'affrontent ; à chaque instant, tout peut basculer dans un sens ou dans l'autre mais, au cours de l'épreuve, l'homme qui a la mètis est celui qui saura faire preuve de préméditation et de vigilance. La mètis, c'est l'affût, l'homme qui épie pour frapper l'adversaire au moment le plus inattendu. Epier, en grec, est un terme qui s'emploie aussi bien à la pêche qu'à la chasse et à la guerre. En français et dans d'autres langues aussi. Un troisième caractère qu'Homère prête à la mètis, c'est qu'elle est toujours multiple, comme l'est Ulysse. Elle est comme le dessin chatoyant d'un tissu, le dos moucheté et brillant du serpent.
Vivacité et finesse d'esprit
Dernier caractère de la mètis : elle est par excellence la puissance de la ruse ; celle qui agit sous couvert du masque. Avec elle, la réalité et l'apparence se dédoublent et s'opposent comme deux formes contraires pour créer l'illusion qui va tromper. Et le plus rusé de tous est bien Ulysse, le maître des mots qui, chaque fois qu'il va prendre la parole, fait semblant d'être incapable de prononcer un mot.
La ruse est l'intelligence pratique du navigateur, du vannier, du charpentier, du bûcheron. Elle est l'habileté du politique, du médecin et du stratège. Pour chacun de ceux-là, la ruse consiste à traquer la circonstance favorable, voire à la créer. Sans doute, cette intelligence pratique est restée longtemps en arrière-plan. Pourtant, Platon et Aristote n'ont pas manqué d'en détailler les qualités. La première de ces qualités consiste à savoir mettre en relation la mobilité de l'intelligence et la rapidité d'action : c'est la finesse d'esprit, la vivacité, l'acuité. Aristote donne l'exemple de la sage-femme sectionnant le cordon ombilical du nouveau-né. Il s'agit, dit-il, de la justesse du coup d'oeil, « qui ne se trompe pas sur le but à atteindre » 1. Platon fait à ce propos référence à l'habileté de l'archer qui tend son arc en direction de la cible. En ce qui concerne la mètis, la justesse du coup d'oeil est aussi importante que l'agilité de l'esprit. « Prendre pour cible » et « conjecturer » se rejoignent en grec sur l'idée du navigateur en mer ou celle du parcours dans le désert, là où les chemins ne sont plus tracés et où il faut sans cesse deviner la route et viser un point à l'horizon lointain.