Savoirs locaux : l'expertise écologique des Indiens

Une enquête sur la représentation de l'environnement chez les Indiens Cris du Canada montre que les savoirs indigènes, bien que produits par et pour la pratique, peuvent répondre aux critères de la connaissance scientifique.

Le savoir et les réflexions présentés ici sont ceux d'un chasseur d'une soixantaine d'années habitant Whapmagoostui. Whapmagoostui est une communauté d'Indiens Cris du nord du Québec, sur la rive orientale de la baie James, qui à l'époque de notre enquête, en 1994, était menacée par un projet de barrage, dont la réalisation nécessitait l'inondation d'une vaste portion de territoire.

De sa propre initiative, cet ancien nous parla longuement, dans sa propre langue, de l'alimentation, des moeurs et des habitats de plusieurs espèces animales. Son témoignage dépasse une simple description de l'écologie de chaque animal. C'est une évaluation personnelle et prédictive, basée sur son savoir écologique, des impacts spécifiques des barrages envisagés sur les animaux, et par conséquent sur les Cris.

Face à un projet contre lequel l'ensemble de la communauté s'est mobilisée, un véritable forum de discussion critique a émergé dans le village. Tout naturellement, les chasseurs les plus expérimentés et les plus éloquents en ont pris le leadership. Tous ont lu le document présenté par le promoteur Hydro-Québec (ou du moins son résumé traduit en langue crie), auquel notre locuteur fait référence en le nommant « le livre », sur les conséquences environnementales prévues des barrages envisagés.

William Kawapit note d'emblée qu'il connaît « de nombreuses choses qui ne sont pas mentionnées dans ce livre ». Il ajoute, avant de se livrer à ce véritable audit environnemental et social qui lui prendra plusieurs séances, chacune de quatre à cinq heures : « Qui peut contester ce fait, quand je dis qu'il y a des sujets innombrables qui ne sont pas mentionnés dans ce livre, quand il [le développeur] fait la liste des impacts qui auront lieu pendant et après le projet ? »

publicité

Après avoir ainsi exposé son but, l'ancien se présente et, pourrait-on dire, décline ses références et qualités, sa formation, n'oubliant pas de préciser sa bonne connaissance du projet, pour que son témoignage puisse être pleinement apprécié : « C'est moi, William Kawapit Senior, qui vais parler. Je vais vous dire d'où viennent mes moyens de subsistance et où j'ai été élevé quand je grandissais. [...] Aujourd'hui, j'ai 59 ans. Pour aussi loin que je me souvienne, j'ai été élevé dans le mode de vie cri. C'est mon père qui m'a instruit. Je suis né sur la Terre. Je suis averti des plans qui sont proposés pour ce qui se passera ici, le barrage des rivières. J'ai un grand savoir concernant ce qui est nécessaire à un Cri pour assurer sa survie de la Terre. J'ai vécu ce mode de vie toute ma vie, depuis mon enfance. » William ne se contente pas de mettre en avant ses qualités personnelles et sa parfaite aptitude à témoigner. Il tient à nous faire savoir d'où lui viennent les qualités qu'il a acquises. « Dès que j'ai été capable, mon père a commencé à m'apprendre le mode de vie cri. Il m'a appris comment poser des pièges et tout ce qu'il faut savoir sur les ntuhun, tous les animaux chassés, pêchés et piégés. »

Dans cette introduction à l'évaluation environnementale et sociale d'un projet de barrage, nous avons déjà compris un point essentiel : le caractère holistique des impacts, l'indissociable relation entre le social et l'environnemental. C'est parce qu'il est chasseur et descendant de chasseurs que le lien de William avec le territoire et les animaux qui le parcourent représente l'essence de son mode de vie, donc de son économie, de ses savoirs, de sa culture et de ses affects.

Une démarche intellectuelle rigoureuse

Il nous semble important de préciser tout d'abord que le savoir de William Kawapit, tout comme celui des sciences occidentales, est structuré et a une organisation systémique. Le témoignage de plusieurs anciens nous permet d'accéder au système de classification de l'environnement naturel élaboré par les Cris. L'attention n'est pas distribuée de façon uniforme : les gros animaux comestibles, les ntuhun (mammifères, oiseaux et poissons) font l'objet, ce qui n'est pas surprenant pour un peuple de chasseurs-pêcheurs, d'une observation et d'une classification plus fines que les invertébrés non-comestibles et de petite taille, les mintush. Les capacités de ces chasseurs à observer, comparer, différencier, permettent donc tout d'abord d'assigner à chaque espèce sa place appropriée dans leur système taxonomique. Elles permettent de surcroît de faire des distinctions intraspécifiques extrêmement fines sur la base de l'âge, du sexe, de variations saisonnières, du comportement, qui se traduisent elles aussi par un vocabulaire spécialisé.