Luc Boltanski : Ce dont les gens sont capables

Dotés de compétences critiques, les individus sont, selon Luc Boltanski, en mesure de dénoncer les injustices et de parvenir à des jugements argumentés. Une thèse qui ouvre des pistes de réflexion sur la diversité des logiques d’action.

S’acharnerait-il à brouiller les pistes ? En tout cas, Luc Boltanski, l’une des figures majeures de la sociologie française, aime bien changer de cap. En plus de quarante ans de carrière, il aura développé à travers de nombreux travaux empiriques des visions diamétralement opposées de la société et de l’action des individus. De fait, son parcours résume en partie les évolutions de la sociologie française des vingt dernières années.

Élève puis assistant de Pierre Bourdieu, L. Boltanski met d’abord en œuvre avec zèle les préceptes du « patron », comme il l’appelle : expliquer les comportements sociaux par la position et la trajectoire des individus, par leur capital culturel et économique, chercher la hiérarchie des groupes sociaux derrière les hiérarchies des pratiques… L. Boltanski sait néanmoins choisir des objets alors très peu académiques : normes de puériculture, vulgarisation scientifique, bande dessinée, ou encore accidents de voiture (1). Il participe en tout cas pleinement à une sociologie qui se veut dévoilement des rapports de force et de domination dont les agents, illusionnés sur la vérité du monde social, sont les jouets à leur insu.

 

La construction des collectifs

À la fin des années 1970, une première brèche se fait jour, alors que L. Boltanski travaille autour des questions de taxinomie. Il mène par exemple une expérience avec le sociologue et statisticien Laurent Thévenot (futur coauteur de De la justification), où il demande à des cobayes de classer et regrouper dans une nomenclature des individus aux propriétés sociales diverses, comme les sociologues le font avec les catégories socioprofessionnelles, puis de se mettre d’accord sur une classification unique (2). Ils constatent que les désaccords sont vifs, et surtout qu’il n’est pas seulement question de cohérence logique mais aussi de justice. Peut-on par exemple mettre ensemble une ouvrière d’usine et une femme de ménage ? Renée pense que oui, puisque toutes deux ont le même salaire et pas de diplômes. Martine estime, elle, que l’ouvrière travaille beaucoup plus dur (elle se salit) que la femme de ménage, et donc qu’il faut les distinguer. Lors de sa monumentale enquête sur Les Cadres (encadré ci-dessous), L. Boltanski avait également constaté que les individus cadres qu’il interviewait étaient capables, comme les responsables syndicaux et les porte-parole politiques, d’expliquer et de justifier l’existence de ce groupe social. Notamment, dit-il, en s’appuyant sur des travaux de sociologues que les cadres connaissaient parfois mieux que lui ! En tout cas, ces résultats montrent d’une part que le monde social n’est pas opaque à ses membres, et d’autre part qu’il n’y a pas de rupture entre le savoir scientifique et le savoir ordinaire sur la société. En particulier, la capacité à mettre en rapport des cas et des catégories, à construire du général à partir du singulier n’est pas réservée au sociologue.

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C’est cette capacité qui est au cœur de l’article fondateur de L. Boltanski sur la dénonciation (3). Il y analyse un corpus de lettres adressées au journal Le Monde dénonçant une injustice et les soumet à un jury d’individus ordinaires chargés d’évaluer leur caractère normal ou au contraire « délirant ». Il montre que les lettres jugées anormales sont celles qui, adressées au tribunal de l’opinion publique qu’incarne Le Monde, ne sont pas parvenues à désingulariser l’affaire qu’elles exposent. Elles ne sont perçues que comme porteuses d’intérêts particuliers (« Ma sœur subit des violences conjugales et la police ne veut pas intervenir, aidez-moi s’il vous plaît »). À l’inverse, celles jugées normales sont celles qui sont parvenues à se « grandir » en se rattachant « à une cause constituée et reconnue » (« La garde à vue totalement abusive que j’ai subie n’est pas un événement isolé ; elle rappelle les affaires X et Y qu’ont récemment évoquées les journaux. Militant des droits de l’homme, je m’inquiète : sommes-nous prêts à sacrifier nos libertés individuelles au nom du tout-sécuritaire ? »).

La divergence de vues ne faisant que s’accentuer, L. Boltanski rompt institutionnellement avec P. Bourdieu en 1985 en fondant à l’EHESS le Groupe de sociologie politique et morale (GSPM). La rupture théorique s’affirmera cinq ans plus tard, dans L’Amour et la Justice comme compétences (4), qui donne le ton dès le premier chapitre : « Ce dont les gens sont capables ». Récapitulant ses propres travaux, L. Boltanski affirme qu’on ne peut envisager le monde comme fait uniquement de rapports de force dont les acteurs, toujours mus par des intérêts, ne seraient pas conscients. Sinon, « on ne pourrait comprendre ni le caractère éminemment problématique de l’environnement social que révèle l’inquiétude permanente de la justice ni la possibilité même de la remise en cause et de la critique ». Il propose donc de passer d’une sociologie critique, qui revendique le monopole de la lucidité sur le monde social, à une « sociologie de la critique » qui prend pour objet les capacités critiques que les individus mettent en œuvre de façon quasi permanente dans le cours de la vie sociale. D’où un changement de posture du sociologue qui renonce à se prévaloir d’une capacité d’analyse radicalement différente de celle de l’acteur et donc à avoir le « dernier mot » sur lui. Son rôle est davantage celui d’un « juge d’instruction » qui « met en scène » un « procès » (une affaire, un scandale, une dispute), en suivant les acteurs « au plus près de leur travail interprétatif (…) sans chercher à les réduire ou à les disqualifier en leur opposant une interprétation plus forte ». L’année suivante, De la justification proposera une première application de ce programme.