La science et la puissance

L’histoire montre une correspondance étroite entre les grands foyers de la science et les pôles de la puissance. Quelles sont les bases économiques et sociales de cette dépendance ? Est-elle contradictoire avec l’autonomie des idées ?

Les découvertes scientifiques et techniques ne naissent pas au hasard de l’histoire. Un regard panoramique fait apparaître des évolutions par bonds. De grands bouquets d’innovations ont eu lieu à des moments clés de l’histoire : en Mésopotamie, en Grèce classique, durant les premiers siècles de l’Islam, en Chine à l’époque des Song, durant la Renaissance européenne, etc.

Le simple énoncé de ces âges d’or conduit à un premier constat : les idées se déploient dans un milieu propice, celui de la prospérité économique et dans les lieux du pouvoir. Les foyers de naissance de l’écriture, des mathématiques, de l’astronomie correspondent aux foyers d’émergence des grandes civilisations. Si la philosophie et la physique naissent dans le port de Milet au 6e siècle av. J.C. en même temps que la monnaie, ce n’est pas une simple coïncidence. Le commerce florissant et les échanges ont favorisé l’éclosion de nouvelles élites, porteuses d’un savoir neuf. Même chose vers 1450, lorsque les villes italiennes – Venise, Florence, Gènes, Sienne – deviennent les centres de la nouvelle « économie-monde » en pleine émergence. Elles sont aussi les grands centres intellectuels de l’époque, là où émergent les Galilée, Léonard de Vinci ou Jérôme de Cardan. Un peu plus tard, le siècle de Descartes, de Christian Huygens (1629-1695), du pharmacien allemand Albertus Seba (1665-1736), le siècle aussi, notamment, de l’invention du microscope et des premiers « cabinets de curiosités », correspond au déplacement du centre de gravité du capitalisme vers l’Europe du Nord. Et Adam Smith (1723-1790) et James Watt (1736-1819) ont appartenu tous deux à la Lunar Society de Birmingham, un club privé où se croisent philosophes, savants et industriels.

La correspondance entre puissance économique et effervescence des idées se poursuit au 19e siècle : Londres, Berlin et Vienne, puis New York et Boston, ou plus récemment la Californie, deviennent les centres de gravité de l’innovation scientifique et technologique.

Science et politique : des liaisons complexes

Pourquoi une telle convergence entre la science et le pouvoir économique et politique ?

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En comparant la géographie des idées et celle des civilisations (grecque, romaine, chinoise, arabo-musulmane et européenne), David Cosandey, auteur du Secret de l’Occident, pense avoir trouvé la réponse. Selon lui, le progrès scientifique dépend d’une configuration sociale qui combine deux éléments : la croissance économique et l’existence d’un système politique polycentrique. La Mésopotamie au temps de Sumer, la Grèce antique, l’Italie du Quattrocento, l’Europe de la révolution scientifique sont des zones de prospérité économique organisées autour d’États stables et rivaux. La Chine ne contredit pas ce constat : ses plus grands moments de créativité scientifique se situent au temps des Royaumes combattants (entre le 5e siècle et 220 av. J.C.) et durant la dynastie des Song (entre le 10e et le 13e siècle) quand l’Empire est morcelé. Inversement, les moments de centralisation impériale ou religieuse ne sont jamais favorables à la créativité scientifique.