La société du malaise Alain Ehrenberg

La société du malaise Alain Ehrenberg

« Dépression », « traumatisme », « anxiété », « stress et souffrance au travail »… Le vocabulaire de la santé mentale a envahi les descriptions de la société française. Ce nouveau langage n’est, selon A. Ehrenberg, que la traduction du récit « déclinologique » qui domine nos représentations, selon lequel « l’individu serait abandonné à lui-même ou aux forces du marché par la dissolution des appartenances collectives ». Or, note le sociologue, cette vision, très pessimiste, d’un « malaise dans la société » est typiquement française : allez parler de déclin des institutions ou de rupture du lien social à un Américain ou à un Suédois, il risque de vous regarder bizarrement !

Pour le montrer, A. Ehrenberg s’embarque dans une érudite comparaison franco-américaine des façons de lier malheur personnel et mal commun à travers l’histoire de la psychopathologie. L’émergence, dans les années 1970, des « pathologies narcissiques » va donner appui, aux États-Unis, à des interprétations sociologiques. Après un cycle de fort interventionnisme étatique (lutte contre les inégalités, notamment), Richard Sennett (Les Tyrannies de l’intimité, 1977) ou encore Christopher Lasch (La Culture du narcissisme, 1979) voient dans ces pathologies « le symptôme d’un déclin de la responsabilité individuelle à l’aune d’un excès d’État ». Cette critique exprime « la nostalgie d’une époque où régnaient l’individualisme rugueux et la communauté autogouvernée ». En France, le même phénomène sera, on l’a vu, interprété de façon inverse : on y verra « le signe d’un excès de responsabilité individuelle résultant du retrait de l’État au cours des années 1980 ».