On ne pourra pas dire que les sociologues manquent d’imagination. Face aux transformations contemporaines des sociétés occidentales, les métaphores, les images et les nouveaux concepts ont fleuri dans le langage sociologique pour tenter de décrire la nature du monde dans lequel nous vivons, et en quoi il se distingue de celui que nous avons connu jusqu’à présent.
Après la « société du risque », qui fait déjà figure d’ancêtre (le livre d’Ulrich Beck date de 1986), certaines analyses ont insisté sur la détraditionnalisation, c’est-à-dire le fait que les normes, les manières de faire véhiculées par la société et ses institutions ne s’imposent plus d’elles-mêmes, et que chacun est à la fois libre et en devoir de trouver sa solution aux problèmes qu’il va rencontrer. Le sociologue d’origine polonaise Zygmunt Bauman parle ainsi de « modernité liquide » pour souligner le fait que tout ce qui donnait à nos sociétés un caractère stable et prévisible (institutions, traditions…) s’efface, pour laisser place à un monde où « les conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se figer en habitudes et en routines » (La Vie liquide, Le Rouergue/Chambon, 2006).
Toutes ces nouvelles conceptualisations ont le don d’exaspérer nombre de sociologues « classiques », qui trouvent un peu facile de décréter, sur le papier, que c’en est fini de la société, sans avancer le moindre commencement de preuve. Personne ne défend l’idée qu’il ne s’est rien passé depuis vingt ou trente ans dans le fonctionnement des sociétés occidentales (mondiali-sation, individualisme, crise économique…, sont passés par là), mais beaucoup rappellent que les « pesanteurs » sociales, les inégalités, la domination, les institutions, l’Etat… ont encore de beaux restes. Voire parfois ressurgissent : depuis deux ans, une série d’ouvrages collectifs est venue rappeler que l’on avait peut-être enterré un peu vite les classes sociales – notamment Paul Bouffartigue (dir.), Le Retour des classes sociales, La Dispute, 2004, et Jean-Noël Chopart et Claude Martin (dir.), Que reste-t-il des classes socia-les ?, ENSP, 2004. Les auteurs reconnaissent que l’on n’en est certes plus aux temps de la lutte des classes à papa, mais soulignent que l’on peut néanmoins repérer, au moins au sein de la société française, des groupes sociaux ayant des intérêts divergents et des conditions de vie très dissemblables. Et que ces appartenances ont toujours un pouvoir explicatif des comportements individuels en matière de vote, de consommation, d’éducation…
Parfois la critique peut aussi prendre un tour plus politique, les sociologues classiques accusant parfois leurs collègues « postsociétaux » de se laisser contaminer, en décrétant la fin des collectifs, l’avènement de l’individu…, par l’air du temps néolibéral, et de contribuer à asseoir son emprise. Ce à quoi les postsociétaux peuvent rétorquer qu’en refusant de faire évoluer des catégories de pensée devenues, sinon obsolètes, du moins insuffisantes, et de tenir compte de tout ce qui a changé pour chacun dans son expérience du monde contemporain, les classiques participent à l’inertie de ce monde et renoncent, de fait, à le changer puisqu’ils ne le comprennent pas.
Au-delà de leur aspect parfois stérile, ces batailles révèlent des enjeux de fond. Comment rendre compte des évolutions des sociétés contemporaines quand les outils traditionnels de l’analyse saisissent une part de moins en moins importante de la réalité sociale, sans que l’on ait pour autant basculé dans de nouveaux types de société ? L’équilibre semble encore difficile à trouver. Et l’on constate un écart croissant, sans véritable dialogue, entre une sociologie classique robuste et efficace mais routinisée, et des théorisations qui tentent de proposer un nouveau langage sociologique pour des sociétés en mutation, mais qui peinent souvent à se concrétiser à travers des recherches empiriques, et en restent généralement au stade d’idées suggestives ou séduisantes mais improductives. Bref, les sociologues semblent avoir, au moins provisoirement, perdu les clés de la société.
Dans une récente enquête empirique sur l’individu dans la France contemporaine (Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Armand Colin, 2006), il envisage désormais la société comme un « système d’épreuves » : les structures sociales ne suffisent plus pour comprendre l’expérience que chacun a du monde social, il faut analyser comment et avec quels moyens les individus se confrontent à certaines étapes sociales (l’éducation, le travail, la famille, la ville…), comment ils s’acquittent de ses épreuves et la manière dont elles agissent sur eux. A partir d’entretiens avec une centaine de personnes, D. Martuccelli dessine ainsi le « processus d'individuation » propre à la société française contemporaine, marqué notamment par l’importance majeure de l’épreuve scolaire et de l’Etat.
Ce qui ouvre la possibilité d’études comparatives synchroniques, mettant en rapport plusieurs systèmes d’épreuves nationaux (L’école est-elle aussi importante dans d’autres pays ? L’épreuve urbaine a-t-elle le même sens en France que dans une mégapole de l’hémisphère Sud ?), ou diachroniques, qui analyseraient leur évolution dans le temps. Une tentative originale de se représenter autrement la société, de penser en même temps ses transformations et ses permanences.
Après la « société du risque », qui fait déjà figure d’ancêtre (le livre d’Ulrich Beck date de 1986), certaines analyses ont insisté sur la détraditionnalisation, c’est-à-dire le fait que les normes, les manières de faire véhiculées par la société et ses institutions ne s’imposent plus d’elles-mêmes, et que chacun est à la fois libre et en devoir de trouver sa solution aux problèmes qu’il va rencontrer. Le sociologue d’origine polonaise Zygmunt Bauman parle ainsi de « modernité liquide » pour souligner le fait que tout ce qui donnait à nos sociétés un caractère stable et prévisible (institutions, traditions…) s’efface, pour laisser place à un monde où « les conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se figer en habitudes et en routines » (La Vie liquide, Le Rouergue/Chambon, 2006).
Les pesanteurs sociales ont de beaux restes
Autre angle d’attaque : la fin de sociétés nationales. Face à la mondialisation économique, Alain Touraine prophétisait récemment la fin de « l’idée même de société », ne laissant la place qu’à une lutte entre des « forces impersonnelles » (marché, guerre, violence) et des « sujets » (Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Fayard, 2005). Le sociologue anglais John Urry, face aux déclins des catégories traditionnelles et « statiques » de l’analyse (classe, Etat, institution…), promeut lui un paradigme des « nouvelles mobilités », qui invite prendre au sérieux l’explosion contemporaine du mouvement, qu’il s’agisse des transports humains ou de marchandises, des flux d’informations ou encore des « transports imaginaires » que chacun réalise à travers la télévision ou Internet (Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie ?, Armand Colin, 2005).Toutes ces nouvelles conceptualisations ont le don d’exaspérer nombre de sociologues « classiques », qui trouvent un peu facile de décréter, sur le papier, que c’en est fini de la société, sans avancer le moindre commencement de preuve. Personne ne défend l’idée qu’il ne s’est rien passé depuis vingt ou trente ans dans le fonctionnement des sociétés occidentales (mondiali-sation, individualisme, crise économique…, sont passés par là), mais beaucoup rappellent que les « pesanteurs » sociales, les inégalités, la domination, les institutions, l’Etat… ont encore de beaux restes. Voire parfois ressurgissent : depuis deux ans, une série d’ouvrages collectifs est venue rappeler que l’on avait peut-être enterré un peu vite les classes sociales – notamment Paul Bouffartigue (dir.), Le Retour des classes sociales, La Dispute, 2004, et Jean-Noël Chopart et Claude Martin (dir.), Que reste-t-il des classes socia-les ?, ENSP, 2004. Les auteurs reconnaissent que l’on n’en est certes plus aux temps de la lutte des classes à papa, mais soulignent que l’on peut néanmoins repérer, au moins au sein de la société française, des groupes sociaux ayant des intérêts divergents et des conditions de vie très dissemblables. Et que ces appartenances ont toujours un pouvoir explicatif des comportements individuels en matière de vote, de consommation, d’éducation…
Parfois la critique peut aussi prendre un tour plus politique, les sociologues classiques accusant parfois leurs collègues « postsociétaux » de se laisser contaminer, en décrétant la fin des collectifs, l’avènement de l’individu…, par l’air du temps néolibéral, et de contribuer à asseoir son emprise. Ce à quoi les postsociétaux peuvent rétorquer qu’en refusant de faire évoluer des catégories de pensée devenues, sinon obsolètes, du moins insuffisantes, et de tenir compte de tout ce qui a changé pour chacun dans son expérience du monde contemporain, les classiques participent à l’inertie de ce monde et renoncent, de fait, à le changer puisqu’ils ne le comprennent pas.
Au-delà de leur aspect parfois stérile, ces batailles révèlent des enjeux de fond. Comment rendre compte des évolutions des sociétés contemporaines quand les outils traditionnels de l’analyse saisissent une part de moins en moins importante de la réalité sociale, sans que l’on ait pour autant basculé dans de nouveaux types de société ? L’équilibre semble encore difficile à trouver. Et l’on constate un écart croissant, sans véritable dialogue, entre une sociologie classique robuste et efficace mais routinisée, et des théorisations qui tentent de proposer un nouveau langage sociologique pour des sociétés en mutation, mais qui peinent souvent à se concrétiser à travers des recherches empiriques, et en restent généralement au stade d’idées suggestives ou séduisantes mais improductives. Bref, les sociologues semblent avoir, au moins provisoirement, perdu les clés de la société.
Danilo Martuccelli, théoricien du nouveau monde social
Professeur de sociologie à l’université de Lille, Danilo Martuccelli est sans doute, en France, celui qui a le plus approfondi la réflexion sur ce qu’est le « social », sur la nature des sociétés occidentales contemporaines, et qui a fourni les propositions théoriques les plus solides pour faire évoluer l’analyse sociologique classique. Auteur en 1996, avec François Dubet, d’une enquête sur « l’expérience scolaire » (A l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Seuil, 1996), il avait ensuite publié une série de sommes théoriques sur la modernité (Sociologies de la modernité. L’itinéraire du xxe siècle, Gallimard, coll. « Folio essais », 1999), la domination (Dominations ordinaires. Explorations de la condition moderne, Balland, 2000), l’individu (Grammaires de l’individu, Gallimard, coll. « Folio essais », 2002). Dans La Consistance du social (Presses universitaires de Rennes, 2005), il tente de dépasser les oppositions entre les conceptions « solides » (la société comme « système organisé et contraignant de conduites ») et « liquides » (« dissolution généralisée des anciens liens sociaux ») de la vie en société, pour mettre en évidence le caractère « élastique » du monde social, à la fois malléable (l’acteur n’est pas déterminé, il est toujours possible d’agir, et de plusieurs manières) et résistant (il impose des limites à ma liberté d’ac-tion), à la fois habilitant et contraignant.Dans une récente enquête empirique sur l’individu dans la France contemporaine (Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Armand Colin, 2006), il envisage désormais la société comme un « système d’épreuves » : les structures sociales ne suffisent plus pour comprendre l’expérience que chacun a du monde social, il faut analyser comment et avec quels moyens les individus se confrontent à certaines étapes sociales (l’éducation, le travail, la famille, la ville…), comment ils s’acquittent de ses épreuves et la manière dont elles agissent sur eux. A partir d’entretiens avec une centaine de personnes, D. Martuccelli dessine ainsi le « processus d'individuation » propre à la société française contemporaine, marqué notamment par l’importance majeure de l’épreuve scolaire et de l’Etat.
Ce qui ouvre la possibilité d’études comparatives synchroniques, mettant en rapport plusieurs systèmes d’épreuves nationaux (L’école est-elle aussi importante dans d’autres pays ? L’épreuve urbaine a-t-elle le même sens en France que dans une mégapole de l’hémisphère Sud ?), ou diachroniques, qui analyseraient leur évolution dans le temps. Une tentative originale de se représenter autrement la société, de penser en même temps ses transformations et ses permanences.