La tyrannie de la vitesse

Nos sociétés ont accéléré la cadence. Accélération technique, accélération des rythmes de vie, accélération des changements sociaux. Comment en sommes-nous arrivés là ? Et si on prenait le temps de penser nos vies…

Des journées trop chargées, à se dépêcher, à courir, pour tenter d’effectuer ce qui, en se couchant, restera à faire. À terminer demain. « Il faudrait allonger les journées ! », dit une collègue. « Le temps passe trop vite ! », se plaint l’autre. « On vit comme des dingues », renchérit la troisième.

« Vous les Occidentaux, vous courez vers la mort ou quoi ? », m’a un jour demandé un Sénégalais. Avant de me conseiller, en wolof : « Danke, danke » (« doucement, doucement »). « Être affamé de temps ne provoque pas la mort, rassurent John Robinson et Geoffrey Godbey, mais, comme l’avaient observé les philosophes antiques, empêche de commencer à vivre (1). » L’existence pleine a besoin de temps pour se déployer.

Depuis quelques années, des ouvrages de sciences sociales aux titres évocateurs ont envahi les tables des libraires : Accélération (2) du sociologue allemand Harmut Rosa, Le Grand Accélérateur (3) du philosophe Paul Virilio, le dossier de la revue Esprit « Le monde à l’ère de la vitesse » (4), La Dictature de l’urgence (5) de l’essayiste Gilles Finchelstein, et d’autres encore. Le phénomène est pourtant ancien : le sentiment d’une accélération est exprimé dès le XIXe siècle avec l’apparition du chemin de fer et se concrétise, dans une multitude d’expériences, au cours de la révolution industrielle. Pourtant, de nombreux penseurs tiennent le phénomène comme caractéristique de notre époque récente, qu’ils appellent la « postmodernité », la « seconde modernité » ou la « modernité tardive ».

Mais que recouvre cette expression d’« accélération du temps », si répandue ? La formule est à prendre avec précaution, laissant entendre que le temps lui-même s’accélère. Or personne ne dira voir les aiguilles de sa montre tourner plus vite. Donc, le temps que l’on appelle objectif, c’est-à-dire mesuré par des instruments – tels que les chronomètres, montres, horloges –, est stable et ne s’accélère pas. En revanche, l’accélération des rythmes de vie provoque « un sentiment que le temps passe plus vite », selon les mots d’H. Rosa.

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Où est passé le temps libre ?

Cette modification perceptive du temps est fondée. Les faits témoignent indéniablement d’une « accélération technique » – la plus visible et documentée : l’augmentation de la vitesse de déplacement, de transmission de l’information et de production. Dans ces domaines, la technique nous permet d’effectuer, par rapport à nos grands-parents, les mêmes actions dans un temps beaucoup plus court. L’histoire de la vitesse de transport – de la marche à pied au navire à vapeur, au vélo, à l’automobile, au train à grande vitesse (TGV), à la fusée spatiale – montre que l’on effectue la même distance en beaucoup moins de temps. Pareil pour le transport des informations : alors qu’il fallait des semaines aux messagers à cheval et aux pigeons voyageurs pour transmettre des informations, le temps requis avec Internet est celui d’un simple clic.

Pourquoi sommes-nous alors débordés, en manque de temps, alors que la technique est censée nous en avoir libéré ? Voici l’un des plus grands paradoxes : plus nous gagnons du temps, moins nous en avons. Le calcul, illogique, interpelle. Où sont alors tous ces gains de temps, ce nouveau « temps libre » généré par la technique ? Remis en circuit. Comme le souligne H. Rosa, « nous produisons plus vite mais aussi davantage », les gains de temps étant ainsi absorbés par l’augmentation de la croissance. Voilà le problème : l’homme moderne est si gourmand qu’il veut parcourir, transmettre, produire trois fois plus (de distance, d’informations, de choses) alors même que la technique lui permet d’aller seulement deux fois plus vite. Si bien qu’il en vient à avoir moins de temps que son congénère en avait au siècle dernier.