Il n’existe pas de société qui accepte la mort comme s’il s’agissait d’une fin normale et naturelle », écrivait en 2007 le sociologue Patrick Baudry. En conséquence de quoi, les civilisations ont toutes développé des croyances, des rites et des mythes impliquant que la mort ne soit qu’une transformation de l’être, un passage vers un autre état et d’autres lieux, voire simplement, comme l’écrivait Maurice Godelier en 2014, « l’envers de la naissance » (lire p. 44).
Pour autant, ce constat universel n’a pas empêché une génération d’historiens et de sociologues de signaler combien les usages observés en Occident dans la seconde moitié du 20e siècle avaient tourné le dos à ces invariants anthropologiques. Pour aller vers quoi ? Pour la plupart d’entre eux, le constat était négatif, et décrivait une perte globale des moyens de donner un sens à la mort autre que celui d’un point final solitaire.
En 1965, l’anthropologue Geoffrey Gorer inaugurait le thème en Angleterre : désormais, constatait-il, on mourait loin des siens à l’hôpital, la majorité des défunts étaient rapidement incinérés, et le deuil se résumait à presque rien, une affaire privée en tout cas. Selon lui, ces symptômes étaient ceux d’un tabou jeté sur la mort, comparable à celui jeté sur le sexe au 19e siècle. Sans au-delà auquel croire, sans rituels qui le rappellent, la mort de soi n’était plus qu’une source d’effroi, et celle des autres, une réalité indécente.
S’emparant du sujet, dix ans plus tard, plusieurs historiens français mettaient la mort en perspective. Selon Philippe Ariès 1, au Moyen Âge, la mort était un fait familier, un destin annoncé et collectivement vécu : le modèle attendu était celui de la « bonne mort » chrétienne vécue parmi les siens et pourvue des sacrements. Si par la suite, le salut s’était individualisé, c’était toujours dans le cadre d’une tradition endossée par les autorités civiles, avec le développement des cimetières comme lieux de vie après la mort.
L’art funéraire, florissant au 19e siècle, témoignait d’une esthétisation de la mort, confortée par le roman. Mais par la suite, et à partir des mêmes éléments que G. Gorer, il soulignait combien la mort était devenue, au 20e siècle, à l’exception de celle des « grands hommes » ou des soldats « morts pour la patrie », un évènement rare, discret, au point de constituer une réalité « interdite ».
Un autre historien, Pierre Chaunu, dénonçait le recours croissant à la crémation comme volonté d’effacer les morts et de nier l’au-delà. En 1974, l’anthropologue Louis-Vincent Thomas 2 oppose l’exubérance des funérailles qu’il a observées en Afrique à la pauvreté symbolique de l’accompagnement du mourant en Occident moderne : la technique médicale a rendu dérisoire toute démarche symbolique, mais est incapable de donner un sens à la mort. Plus que jamais, donc, les décès sont escamotés par des professionnels profanes, et les défunts mis à l’écart des vivants. En termes d’inconscient collectif, ces pratiques et attitudes induisent, selon lui, un « déni de la mort », soit un « refus par le sujet de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante ».
Jean Baudrillard, lui, explique qu’en désacralisant le décès, la modernité a fait des défunts des « déviants » dont on ne sait plus quoi faire, et de la mort une « anomalie » qu’il est prescrit de refouler.
Adoucir la fin de vie
Tabou, déni, occultation, refoulement : toutes ces notions ont été reprises et déclinées maintes fois, au point de devenir un lieu commun. Elles se veulent à l’époque porteuses d’une vision critique de la modernité. Cette vision, de manière générale, dénonce une perte : celle des sociétés occidentales modernes de leur capacité à métaboliser la mort ordinaire, à la différence de son passé et de ses contemporaines restées plus traditionalistes. Qu’on inculpe l’individualisme, le déclin de la foi religieuse, le matérialisme scientifique ou le capitalisme, le constat est celui d’une exception anthropologique, à laquelle d’ailleurs les commentateurs se soucient peu de trouver une issue.