Un bébé enjambe la barrière de son lit : « De toute évidence, voici un futur taulard en train de s’évader ! » ironise la légende. Cette illustration figure dans le premier des deux virulents recueils de textes (bibliographie en fin de page), signés par le collectif Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans (ou Pasde0deconduite, ou encore PZC) en réponse à une expertise controversée de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Parmi les polémiques qui ont agité les psys français en ce début de XXIe siècle (évaluation des psychothérapies, statut légal des thérapeutes, Livre noir de la psychanalyse…), aucune n’a touché le grand public à ce point.
Rappelons d’abord les faits. En septembre 2005, après sollicitation de la Caisse nationale d’assurance-maladie des professions indépendantes (Canam), paraît une expertise collective de l’Inserm à propos du « trouble des conduites », c’est-à-dire un « ensemble de conduites, répétitives et persistantes, dans lequel sont bafoués les droits fondamentaux d’autrui ou les normes et règles sociales correspondant à l’âge du sujet » (encadré Enfants «troublés» ou «turbulents» ? ci-dessous). Réunis autour de Richard Tremblay, psychologue québécois spécialiste du développement de l’enfant, ces douze experts sont psychiatres, psychologues, éducateurs, neurobiologistes, généticiens… S’appuyant sur les conclusions de plus d’un millier de recherches scientifiques anglo-saxonnes, ils préconisent de mieux informer sur ce trouble et de le dépister le plus précocement possible, dès l’âge de trois ans, afin d’en assurer la prévention. Le lendemain même, dans la presse, Christine Bellas-Cabane et Pierre Suesser, qui président le Syndicat national des médecins de protection maternelle et infantile (SNMPMI), s’insurgent. Ils seront à l’origine de Pasde0deconduite, qui ralliera plusieurs dizaines d’associations de psychologues, médecins, éducateurs… et dont la pétition sera contresignée par près de 200 000 internautes. Pourquoi une telle bronca ? Il n’est pas si aisé de le préciser ! D’une part, les auteurs rassemblés sous cette bannière présentent des arguments parfois fort disparates, et d’autre part, certains acteurs des deux camps rechignent aujourd’hui à évoquer le sujet. « On ne va pas radoter sur une polémique qui n’est pas scientifique », nous a confié quelqu’un de l’Inserm. « Revenir sur ce rapport, ça m’emmerde carrément », nous a-t-on susurré chez Pasde0deconduite. Enfin un point de convergence !
Trouble des conduites et signes précurseurs
Risquons-nous malgré tout à explorer quelques pistes. D’abord, ses détracteurs ont estimé que l’expertise présentait une certaine imprécision sur des points essentiels. Par exemple, que devrait-on exactement dépister ? Le trouble des conduites lui-même, ou ses signes précurseurs ? En d’autres termes faut-il soigner en aval, ou surveiller en amont un enfant encore considéré comme sain au nom de ce qu’il pourrait devenir ? L’expertise se prononce par ailleurs pour que les comportements violents susceptibles de mettre la puce à l’oreille soient signalés dans le carnet de santé. Mais lesquels, exactement ? À partir de quand une bagarre dans la cour de récréation cesse-t-elle d’être anodine ? Les refus d’obéir doivent-ils être rapportés ? Comment garantir que le secret médical sera préservé, et que le carnet de santé ne se transformera pas en « prétexte » à récolter de l’information et en « document de surveillance qui confine au casier médico-judiciaire » ? En outre le traitement pharmacologique n’est recommandé qu’en seconde intention, sachant qu’aucun des médicaments possibles n’est spécifiquement destiné au trouble des conduites, et que leur efficacité n’est pas prouvée pour les enfants. Pour autant, il n’est pas proscrit…
Pas de déterminisme biologique ?
Non contents de pointer ces zones d’ombre, les divers auteurs de Pasde0deconduite avancent des arguments scientifiques pour mettre en évidence l’inanité de l’expertise Inserm en général, jugée déterministe et réductrice. En substance, ils rappellent qu’une trajectoire personnelle n’est pas génétiquement programmée, qu’une évaluation des troubles mentaux ne doit pas se résumer aux symptômes, qu’il ne faut pas confondre prévention et prédiction, que la plasticité cérébrale (entre autres) confère d’ailleurs à toute destinée un caractère imprédictible… Ces arguments massues, tout à fait recevables, laissent cependant une impression déroutante puisque tous ont déjà été avancés… par les experts de l’Inserm eux-mêmes ! « Il est clair, écrivent ces derniers, qu’il n’existe pas de facteur qui à lui seul puisse prédire ou expliquer pourquoi certains enfants conservent ou adoptent des comportements agressifs ou antisociaux. » Le diagnostic nécessite « une évaluation plurimodale avec plusieurs sources d’informations, réalisée par une équipe pluridisciplinaire prenant en compte l’histoire et le mode de fonctionnement familial ». L’étude des interactions gène-environnement est considérée comme une « priorité ». Un paragraphe s’intitule même : « La genèse et la persistance du trouble des conduites sont influencées par des facteurs familiaux et environnementaux. » Parmi eux figurent la qualité de l’attachement et de l’éducation délivrée par les parents, la qualité de la relation entre ces derniers, l’influence de la violence véhiculée par les médias… De tels passages ne se situent pas dans un strict déterminisme biologique. Et la prise en charge doit se centrer sur du soutien scolaire, une assistance à la famille et un travail sur la socialisation et l’empathie. Les recommandations comprennent le développement de « structures d’écoute et d’accueil ». Les centres spécialisés regroupant les adolescents les plus en difficulté sont dénoncés comme ayant fait la preuve de leur inefficacité… Le camp d’en face n’y voit qu’un rideau de fumée.