Le care : ambivalences et indécences

Le travail de care ne se confond pas avec l’amour du prochain dont il ne procède pas comme une conséquence naturelle. Souvent pénible, générant parfois angoisse ou agressivité, il apparaît comme beaucoup plus ambivalent et oblige sans cesse ceux qui le font à trouver des stratégies pour maintenir leur équilibre psychologique

Avant d’être une éthique, le care est un travail. Prendre soin de l’autre, ce n’est pas penser à l’autre, se soucier de lui de façon intellectuelle ou même affective, ce n’est même pas nécessairement l’aimer, du moins en première intention, c’est faire quelque chose, c’est produire un certain travail qui participe directement du maintien ou de la préservation de la vie de l’autre. L’éthique du care, c’est-à-dire l’aptitude à se soucier des autres, se constitue dans l’expérience concrète des activités de service en rapport avec le soin des autres, à commencer par le travail domestique (1). L’éthique du care voit le jour dans une position sociale subalterne. Elle est inventée, pratiquée par des personnes, en majorité des femmes, qui sont pour la plupart en bas de la hiérarchie sociale : nourrices, auxiliaires de vie, aides-soignantes… et dont certaines, travailleuses sans papier, n’ont même pas statut de citoyenne. Sommes-nous prêts à nous mettre à l’école du care ? A écouter ce que celles qui le pratiquent ont à en dire ? A nous regarder dans cet autre miroir ?

Un travail invisible

Par travail de care, je définis « l’ensemble des activités qui répondent aux exigences caractérisant les relations de dépendance (2) ». Les contextes d’exercice du care sont variés, à domicile ou en institution (hôpital, crèche, école…) ; gratuitement ou dans le cadre d’un emploi rémunéré ; auprès de personnes malades ou privées d’autonomie ou bien auprès d’adultes compétents qui pourraient prendre soin d’eux par eux-mêmes.

Bien que ces situations soient différentes, elles ont de nombreux points communs. Tout travail est peu visible, mais le travail de care l’est encore moins. D’abord parce que les conditions de succès du care sont invisibles. Il faut savoir anticiper sur la demande de l’autre et dissimuler les efforts et le travail accompli pour parvenir au résultat souhaité. Il s’agit donc d’un travail qui demande beaucoup d’intelligence et d’imagination : il faut comprendre l’autre. C’est le cas, par exemple, quand on pose un verre d’eau et la sonnette à proximité de la main d’une personne hospitalisée. C’est également le cas lorsque, dans un bloc opératoire, une infirmière tend au chirurgien l’instrument dont il a besoin avant qu’il ne le demande, ce qui lui épargne le souci d’avoir à y penser. Ces savoir-faire sont discrets, au sens où ils doivent être mobilisés sans attirer l’attention de celui ou celle qui en bénéficie. Il en résulte que le travail de care se voit avant tout quand il est raté ou quand il n’est pas fait. L’invisibilité du travail de care est renforcée par sa naturalisation dans la féminité. Ce travail est confondu avec une expression de l’âme féminine, expression qui peut être « ethnicisée » ou « racialisée » comme le montre Arlie Hochschild à propos des nourrices immigrées qui viennent du Sud s’occuper des enfants du Nord. « En l’absence de mes enfants, le mieux que je pouvais faire était de donner tout mon amour à cet enfant », dit l’une d’entre elles, « Je travaille dix heures par jour, je ne connais personne dans le quartier, cet enfant me donne ce dont j’ai besoin », dira une autre… L’amour de ces nounous n’est pas l’expression du « tempérament aimant et chaleureux des femmes du Sud (3) », comme le croient souvent celles qui les emploient. Il se forge plutôt dans la solitude et la séparation de ces femmes d’avec leurs propres enfants, restés au pays. L’amour n’est pas premier dans le travail de care. Il apparaît plutôt comme une défense psychologique pour « tenir », une modalité de survie psychique dans une situation d’exploitation particulière.