1 ◊ Qu’est-ce que le phénomène eurêka ?
Le phénomène eurêka est l’image d’Épinal par excellence de la découverte. Elle évoque Archimède, sortant nu de son bain et courant dans les rues de Syracuse en criant « j’ai trouvé ! » (eurêka en grec). Il vient de découvrir la « poussée d’Archimède ». Autre célèbre eurêka : la pomme de Newton. Alors qu’il est assis sous un pommier en train de rêver, la chute d’une pomme le conduit à une intuition soudaine sur l’universalité de la force de la gravitation.
L’eurêka, conçu comme un « éclair de génie », qui frappe soudain l’esprit du chercheur, est-il un mythe ou une réalité ?
Indéniablement, il renvoie à une expérience vécue. Le grand mathématicien Henri Poincaré (1854-1912) a fait un récit circonstancié de tels moments d’illumination lorsqu’il s’est attaqué au problème des « fonctions fuchsiennes ».
« Tous les jours je m’asseyais à ma table de travail (…) et je n’arrivais à aucun résultat », raconte-t-il. Puis un soir, après avoir pris du café noir, il se remet au travail, et tout à coup, « les idées surgissaient en foule ; je les sentais comme se heurter, jusqu’à ce que deux d’entre elles s’accrochassent, pour ainsi dire, pour former une combinaison stable. Le matin, j’avais établi l’existence d’une classe de fonctions fuchsiennes. »
Le moment eurêka arrive ici dans un moment d’intense concentration, lorsque soudainement « deux idées s’accrochent entre elles ». Quelques jours plus tard, survient un second épisode eurêka :
« À ce moment, je quittai Caen, pour prendre part à une course géologique (…). Les péripéties du voyage me firent oublier mes travaux mathématiques ; arrivés à Coutances, nous montâmes dans un omnibus (…). Au moment où je mettais le pied sur le marchepied, l’idée me vint, sans que rien de mes pensées antérieures parût m’y avoir préparé, que les transformations dont j’avais fait usage pour définir les fonctions fuchsiennes étaient identiques à celles de la géométrie non euclidienne. Je ne fis pas la vérification (…), mais j’eus tout de suite une entière certitude. De retour à Caen, je vérifiai le résultat à tête reposée. » Cette soudaine illumination atteste que le cerveau continue à fonctionner dans des couches non conscientes alors même que sa pensée est occupée ailleurs.
De ces expériences, et d’autres similaires, Jacques Hadamard a tiré une leçon de psychologie de l’invention mathématique, qui passerait, selon lui par quatre phases : 1) la préparation, 2) l’incubation, 3) l’illumination et 4) la vérification 1.
Si « l’illumination » est bien une réalité, elle ne survient qu’après une phase de préparation (1) puis d’incubation (2). Autant dire qu’il ne suffit pas de laisser libre cours à ses pensées dans l’espoir qu’un éclair de génie frappe tout à coup. On ne découvre pas la loi de la gravitation universelle ou la poussée d’Archimède et encore moins les « fonctions fuchsiennes » uniquement en rêvassant au pied d’un pommier. Pas d’illumination sans une phase préalable d’incubation ; pas d’inspiration sans transpiration.
Par ailleurs, tous les grands découvreurs n’ont pas connu d’eurêka. Einstein n’a jamais fait état d’un tel moment d’épiphanie et encore moins Darwin pour qui l’idée de sélection naturelle s’est progressivement imposée au terme d’une lente et laborieuse phase de maturation et de décantation 2.
2 ◊ Le génie existe-t-il ?
La psychologie du « génie » a longtemps été et reste encore, chez certains chercheurs anglo-saxons, une piste favorite pour comprendre le secret des grandes découvertes. L’étude psychologique des « génies » repose d’abord sur le postulat que la découverte d’exception est forcément le fait d’un don exceptionnel. Il ne fait aucun doute que Léonard de Vinci, Einstein, Darwin ou Newton possédaient des talents dans leur domaine. On les présente aussi souvent comme des marginaux, des originaux qui pensent en dehors des sentiers battus.
Mais à force de fouiller dans les secrets intimes du génie, de scruter leur biographie, les spécialistes croient de moins en moins à cette image d’Épinal.
En comparant l’histoire de nombreux génies des sciences et des arts, Robert Weisberg, auteur de Creativity, Genius and Others Myths (1986) a d’abord remis en cause l’idée du penseur solitaire qui progresse en dehors des sentiers battus. Les scientifiques d’exception sont des experts qui sont à la pointe de la science de leur époque : ce ne sont nullement d’aimables amateurs qui furètent en solitaires.
Autre constat, les découvreurs sont souvent des gens obstinés, animés par quelques idées fixes (et non une pensée divergente), et de très gros travailleurs. Selon Angela Duckworth, de l’université de Pennsylvanie, la clé du succès des grands mathématiciens et physiciens réside dans la persévérance et le travail acharné sans lequel le talent n’est pas grand-chose 3. Et avant de trouver une idée neuve (et juste), il faut avoir buté sur des centaines de fausses pistes.
Après avoir exploré la biographie de grands hommes, Howard Gardner, théoricien des « intelligences multiples », pense de son côté qu’il n’existe pas un type unique de pensée créative : les capacités d’abstraction nécessaires à Einstein pour élaborer la théorie de la relativité ne sont pas forcément celles de naturalistes comme Linné pour élaborer la classification des espèces.
Le psychologue Dean K. Simonton a passé en revue la biographie de centaines d’inventeurs, scientifiques et artistes et est parvenu à ce résultat : bien d’autres facteurs que le talent, la personnalité ou l’âge influent sur la découverte et parmi eux le rôle déterminant des réseaux dans lesquels est intégré le scientifique. Le génie seul dans sa tour d’ivoire est un mythe. Newton s’est inspiré (sans toujours le dire) des travaux d’une multitude d’autres savants comme Descartes, Fermat, Bacon ou Hooke.