L'islam dans son ensemble a été identifié à sa majorité sunnite – qui regroupe aujourd’hui, selon les sources, de 80 % à 90 % des musulmans. Avec l’instauration de la République islamique d’Iran en 1979, le chi‘isme a fait irruption sur la scène internationale ; l’événement l’a fait passer pour la forme la plus fanatisée et politisée de l’islam, incarnée par la figure de l’ayatollah Rouhollah Khomeynî, quand le philosophe et orientaliste Henry Corbin l’avait auparavant présenté comme un islam spirituel et apolitique. À l’heure où l’islam apparaît déchiré par le conflit entre sunnites et chi‘ites, il importe de mieux connaître le chi‘isme. D’abord afin d’éclairer une situation paradoxale aux conséquences tragiques : pour les chi‘ites, leurs croyances constituent la vérité de l’islam ; pour les extrémistes sunnites qui prononcent contre eux l’excommunication (takfîr), elles sont étrangères et même contraires à l’islam. Il serait tout aussi idéologique de prétendre décréter de l’extérieur ce qu’est le vrai islam ou ce qui n’est plus l’islam. Mais comprendre l’origine et la teneur de la différence chi‘ite devrait nous permettre de répondre à la question : avons-nous affaire à deux branches solidaires d’une même religion ? Ou à deux religions se disputant le même nom ?
Un islam guidé par les imâm
Une première réponse est historique. Loin d’être un schisme tardif, le chi‘isme (de l’arabe shî‘a, « partisans ») est le premier courant politico-religieux de l’islam. Il est né du vivant même du Prophète Muhammad autour de la personne de son cousin, gendre et ami intime, ‘Alî Ibn Abî Tâlib (m. 661), reconnu comme premier imâm* par toutes les branches du chi‘isme. Le terme imâm, « guide » en arabe, a dans le chi‘isme un tout autre sens qu’en islam sunnite : c’est un guide religieux investi par Dieu, comme le prophète et après lui, et même un guide divin doté de charismes. C’est pourquoi les chi‘ites des différentes branches n’ont jamais reconnu qu’un nombre limité d’imâm, descendants de ‘Alî ; la branche devenue majoritaire en compte douze et on l’appelle pour cela chi‘isme duodécimain. Dès le vivant du Prophète, les partisans de ‘Alî le considéraient comme son seul successeur légitime. Ils avaient deux arguments de poids : au retour de son pèlerinage d’adieu à La Mecque, Muhammad aurait solennellement proclamé que son autorité revenait après lui à ‘Alî. Ensuite, le Prophète n’avait pas de fils ; ‘Alî, époux de sa fille Fâtima, était le père de sa seule descendance mâle, Hassan et Hussein.
Dès le début, l’attitude chi‘ite ne se réduit pas à une simple allégeance politique : la personne de ‘Alî revêt pour ses fidèles une dimension sacrée. Mais au lendemain de la mort de Muhammad en 632, ‘Alî est écarté du pouvoir, Fâtima spoliée de son héritage. Le champion des chi‘ites n’accède au califat – la succession politique du Prophète – qu’en 656, pour un court règne marqué par des guerres intestines et une défaite politique face à son opposant Mu‘awîya, futur fondateur de la dynastie umayyade (661-750). ‘Alî meurt sous les coups d’un khârijite, du nom de ses anciens partisans qui se sont retournés contre lui. Mais ses échecs et sa mort ne mettent pas fin à la conviction des chi‘ites que la direction de l’islam ne revient légitimement qu’à un membre de la « famille du Prophète » (Ahl al-Bayt) : après ‘Alî, ce doit donc être l’un de ses fils. Cette aspiration est noyée dans le sang à Kerbala, Irak, en 680 : le troisième imâm Hussein et la quasi-totalité de sa famille et de ses partisans sont massacrés par les armées du califat umayyade. Mais loin de signer l’arrêt de mort du chi‘isme, ce drame suscite bientôt son émergence comme mouvement politico-religieux dépassant les frontières claniques.