Langage et apprentissage

Le débat Piaget/Chomsky

En 1975, une rencontre historique opposa Jean Piaget et Noam Chomsky. Le psychologue et le linguiste confrontèrent leurs théories de l'acquisition du langage chez l'enfant.

Le cadre : octobre 1975, à Royaumont (Val-d'Oise), dans une magnifique abbaye cistercienne transformée en centre culturel, le Centre Royaumont pour une science de l'homme.

Les acteurs : Jean Piaget, le célèbre psychologue genevois, âgé de 79 ans. Longs cheveux blancs, sourire courtois, esprit vif et culture encyclopédique, il est l'une des grandes figures de la psychologie. Son contradicteur est Noam Chomsky, 47 ans, linguiste américain venu de Cambridge. Sa théorie de la grammaire générative a révolutionné la linguistique. Une pléiade de chercheurs - psychologues, linguistes, philosophes, neurologues... - participent au débat.

L'enjeu : confronter deux conceptions opposées de la genèse de la pensée et du langage, l'innéisme de Chomsky et le constructivisme de Piaget. Selon Chomsky, il existe des compétences mentales innées, inscrites dans le cerveau de l'homme, qui expliquent notamment ses capacités linguistiques universelles. Piaget soutient que les capacités cognitives de l'humain ne sont ni totalement innées, ni totalement acquises. Elles résultent d'une construction progressive où l'expérience et la maturation interne se combinent.

Premiers échanges

Comme l'ont proposé les organisateurs, le débat est préparé par un premier échange écrit. Piaget ouvre la discussion par un texte en sept points, qui résume sa théorie. La pensée ne fonctionne pas par un simple enregistrement des données (comme le supposent les empiristes) : pour saisir le réel, il lui faut des cadres mentaux. Mais ces cadres mentaux ne sont pas innés. La pensée se construit par étapes : de l'intelligence sensori-motrice, où l'action joue un grand rôle, au stade des opérations formelles, qui survient à l'adolescence.

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Chomsky accepte d'emblée le cadre du débat. Il existe trois conceptions de la connaissance : l'empirisme, l'innéisme et le constructivisme. Piaget se définit lui-même comme constructiviste. Dans sa réponse, Chomsky se range sans équivoque dans la deuxième catégorie : « Jean Piaget qualifie très justement mes conceptions comme étant (...) une forme d'innéisme. » Et il ajoute aussitôt : « Précisément, l'étude du langage humain m'a amené à considérer qu'une capacité de langage génétiquement déterminée, est une composante de l'esprit humain... »

A son tour, Chomsky expose ses conceptions. Pour accéder à une grammaire précise (chinoise ou anglaise), l'enfant déploie une compétence particulière : découvrir les relations entre les mots, et groupes de mots, formant des phrases grammaticalement correctes. Tous les enfants du monde comprennent vite quelles sont les relations qui unissent le sujet (le chien) et son prédicat (aboie) ou les liens qui relient entre elles les grandes fonctions de la phrase : syntagme verbal et syntagme nominal.

Le but de la grammaire générative est de dévoiler ces règles profondes qui gouvernent la langue, ce noyau fixe, fondé sur des propriétés logiques, que l'enfant doit maîtriser pour pouvoir comprendre et produire des phrases. La rapidité avec laquelle il découvre ses propriétés, entre 2 et 5 ans, l'universalité de cette découverte (tous les enfants acquièrent le langage) suggèrent qu'il s'agit là d'une capacité innée, auquel l'humain est prédisposé. Les positions des deux auteurs sont donc clairement opposées. C'est à Piaget qu'il revient d'ouvrir le débat oral :