Le dédoublement de la vie privée

C'est dans la famille que se sont déroulées les principales mutations de la vie privée. Elle s'est d'abord affirmée comme un lieu clos, séparé du monde extérieur. Puis les individus se sont détachés d'elle, revendiquant une vie privée séparée de la vie de famille. Cette dernière tendance n'a cessé de s'accentuer depuis les années 60.

L'histoire de la vie privée en Occident peut être appréhendée à partir des transformations des usages de l'espace domestique 1. Schématiquement, à partir du milieu du xviiie siècle, la famille se sépare du reste de la société, des voisins, de la parenté, du monde du travail. Le cercle de la famille se forme en se resserrant autour du père, de la mère et des enfants. Les domestiques ne dorment plus dans le même logement que leurs employeurs. La vie privée et la vie publique ne coïncident plus. Michelle Perrot rappelle le scandale de Marie-Antoinette se retirant dans ses « petits appartements » de Versailles afin d'avoir une autre vie que celle de la cour. Madame Campan est choquée d'un tel style de vie : « Les rois n'ont pas d'intérieur : les reines n'ont ni cabinets, ni boudoirs 2. » A l'époque prémoderne, l'identité est presque tout entière contenue dans les rôles sociaux, tout comme la quasi-totalité de l'espace est « public ». L'étiquette à la cour en est le symbole. Chacun doit se conduire selon son rang et sa place. La sphère privée n'a pas d'existence propre, l'individu n'a pas d'identité personnelle.

Les territoires du privé

Progressivement, à partir du milieu du xviiie siècle, cette situation est remise en question. La famille privée se referme sur elle-même, au sein d'un espace clos 3. L'intimité privée prend donc le sens d'une vie séparée de la vie publique. A partir de la fin du xixe siècle, une nouvelle étape est franchie, avec une organisation différente des pièces, notamment avec l'apparition de la chambre conjugale, entourée des chambres des enfants 4.

Certains sociologues, Ulrich Beck 5 notamment, désignent cette période (qui en France s'étend de la fin du xixe siècle jusqu'à la Seconde Guerre mondiale) sous le terme de « première individualisation 6 », réservée principalement aux hommes. Ces derniers peuvent se déplacer dans l'espace public. Ils sont indépendants financièrement. Ils ont aussi une vie autonome, différente de celle qu'ils ont chez eux. Ils vont au café par exemple, ils rencontrent d'autres hommes... C'est une époque où la différenciation des genres est très grande, où la division du travail entre les sexes est très élevée. Pour la femme, lorsque la famille en a les moyens, elle doit rester à la maison et se conformer au modèle de la « femme au foyer », se consacrant au bonheur de sa famille.

A cette analyse doit être ajouté un autre élément, bien mis en évidence par Olivier Schwartz 7 : les femmes agissent pour territorialiser leur conjoint, pour en faire des hommes d'intérieur qui doivent rentrer à la maison dès la fin du travail. Elles veulent que les territoires personnels des hommes « individualisés » ne soient plus à l'extérieur, mais à l'intérieur de la maison (ou au jardin). Elles acceptent mieux qu'ils soient au garage, dans la pièce de bricolage, dans leur bureau, qu'ailleurs, dans des espaces publics - pour discuter avec des amis, aller à la pêche, etc. Cette lutte pour territorialiser l'homme est souvent efficace. Vivre en famille signifie pour beaucoup d'hommes et de femmes faire tout ensemble. La vie de famille est conçue sur le mode de la fusion. Bien entendu, cette fusion est en grande partie illusoire. Les hommes et les femmes acceptent de vivre ensemble sous le même toit. Ils sont toujours ensemble, mais la femme peut être à la cuisine, tandis que l'homme s'est réfugié dans le jardin ou dans une autre pièce. Pendant la phase de première individualisation (ou de première modernité), les uns et les autres pensent que leur vie privée personnelle est conciliable, voire se confond avec leur vie privée familiale.

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A partir des années 60 survient une « seconde individualisation » engendrée principalement par la scolarisation des jeunes filles, le mouvement féministe et le développement du travail salarié pour les femmes (y compris après le mariage et la maternité). Les femmes accèdent à leur tour à l'individualité. Elles veulent maîtriser leur corps. Elles revendiquent aussi d'avoir une vie indépendante de leur conjoint et en partie autonome. Ce sont les femmes les plus diplômées qui font cette demande, mais petit à petit ce modèle se diffuse. L'intimité familiale demeure un idéal, mais elle doit coexister avec une intimité personnelle, masculine et féminine. Le fait que les femmes sont désormais concernées, elles aussi, par l'individualisation, modifie fortement le processus de territorialisation. En effet, bon nombre de femmes veulent non pas une chambre à elles, comme les féministes avaient pu l'exiger, mais du temps à elles, du temps avec les copines, des temps autrement dit qu'elles puissent vivre séparées de leur conjoint (comme dans le travail salarié, qui va également en ce sens).