Le juriste suisse Johann Jacob Bachofen (1815-1887) est à l'origine de la doctrine selon laquelle les sociétés humaines auraient connu un stade préhistorique de développement où le pouvoir, non seulement domestique mais politique, était détenu par les femmes. De 1861 aux premières décennies du XXe siècle, l'idée diffusa dans les milieux scientifiques et philosophiques. Après avoir subi un déclin que l'on croyait définitif, elle a refait surface dans les années 1970, au service d'un courant de l'anthropologie féministe. Peut-on reparler pour autant du « matriarcat » comme modèle de société ?
Le nom de la mère
Selon J.J. Bachofen, l'histoire sociale de l'humanité comprenait trois âges : d'abord celui de la promiscuité chaotique, où n'existe aucune sorte de morale sexuelle, puis celui de la « gynécocratie », où le mariage, le pouvoir et la religion sont régis par les femmes, enfin celui, où nous nous trouvons, de la famille patriarcale. Entre ces époques, J.J. Bachofen imaginait de brusques révolutions : ainsi, les femmes, lassées de la promiscuité, auraient instauré une première forme de mariage, groupant plusieurs hommes autour d'une seule femme. Seul le lien entre la mère et les enfants était reconnu : d'où le titre de son ouvrage principal, Das Mutterrecht1, le « droit maternel ». « Le principe initial de toutecivilisation, de toute vertu, de toute noblesse d'âme, écrivait-il, c'est la maternité. » J.J. Bachofen était cependant beaucoup moins féministe qu'évolutionniste : il n'était pas question pour lui de revenir en arrière.
D'où tirait-il les données alimentant ce « grand récit » ? Principalement des historiens et des juristes anciens. Son argumentation partait d'un fait unique : selon Hérodote, les Lyciens, peuple d'Asie Mineure, donnaient aux enfants le nom de la mère, et non celui du père comme chez les Grecs et les Romains. Or pour J.J. Bachofen, la présence d'un trait isolé supposait l'existence, actuelle ou antérieure, d'un système entier correspondant. Ainsi justifiait-il sa théorie de la gynécocratie, où le pouvoir est aux femmes. J.J. Bachofen ne resta pas seul à raisonner ainsi. Son hypothèse influença d'autant mieux des historiens et philosophes ? Karl Marx, Friedrich Engels, Mikhaïl Bakounine, Karl Kautsky ? que certains observateurs des sociétés exotiques faisaient la même inférence. Ainsi, dès 1851, Lewis H. Morgan, un des premiers ethnologues de terrain, signalait que chez les Iroquois, l'appartenance de l'individu à un clan lui était donnée par sa mère, et que cela expliquait que les femmes iroquoises jouissaient de privilèges importants. Un anthropologue écossais, John F. McLennan, expliquait lui aussi que la « parenté par les femmes » était antérieure à la « parenté par les hommes ». Elle naissait de la promiscuité originelle : en l'absence de mariage, la seule relation de parenté indubitable ne pouvait être que celle qui unit une mère à ses enfants. De plus, à partir d'exemples australiens, J.F. McLennan confortait la thèse de J.J. Bachofen en assimilant les régimes de filiation par les femmes au matriarcat comme régime politique. C'est là que résidait le point faible du raisonnement.