Un deuxième point de vue se concentre plutôt sur les différences entre les capitalismes. Il considère que les différences entre nations ou groupes de pays ne sont pas des particularités de second ordre : elles expriment au contraire des équilibres sociaux et politiques particuliers se traduisant par des compromis institutionnels différenciés (2). Le haut niveau de protection sociale et de l’emploi caractérisant généralement les économies d’Europe continentale représente un exemple d’un tel compromis, tout autant que le marché du travail flexible des économies anglo-saxonnes. Dans ce cas, les variétés de capitalisme réagiront différemment à des tendances communes comme la financiarisation.
Se pose alors une question : quel est l’impact du processus mondial de financiarisation sur la diversité des capitalismes. Le « pouvoir de la finance », pour reprendre le titre d’un ouvrage d’André Orléan (3), n’implique-t-il pas que les autres institutions de l’économie, comme les droits salariaux ou même les modes de gestion des entreprises, doivent s’adapter en conséquence ? La financiarisation du capitalisme impliquerait-elle une convergence vers un modèle unique de capitalisme néolibéral dont les institutions maîtresses seraient celles des marchés financiers ?
Financement liquide ou financement patient
De fait, le mouvement de libéralisation financière menace la cohérence du modèle de capitalisme européen continental. On peut en effet montrer que chaque modèle de capitalisme repose sur la complémentarité entre différentes formes institutionnelles. Dans le modèle néolibéral, qui correspond peu ou prou à celui des économies anglo-saxonnes, la concurrence rend les firmes plus sensibles aux chocs économiques. Dans ces conditions, la compétitivité des firmes repose en partie sur la flexibilité de l’emploi qui permet des réactions rapides aux conditions changeantes du marché. Les marchés financiers fournissent de leur côté un financement plus « liquide » que le financement bancaire et permettent aux firmes de s’adapter à un environnement compétitif changeant. La cohérence du modèle néolibéral résulte alors des complémentarités entre ces diverses formes institutionnelles.La solidité des relations entre les banques et les firmes joue en revanche un rôle essentiel dans la stabilité du modèle européen. Lorsque les firmes disposent d’un financement « patient », elles ne sont pas soumises aux caprices des marchés financiers et ne vivent pas dans l’obsession du cours boursier et de la menace de l’OPA ; elles peuvent alors élaborer des stratégies industrielles de long terme. Ce long terme permet en retour l’élaboration de compromis de gestion stables entre les firmes et leurs salariés, en particularité une certaine insensibilité de l’emploi aux aléas de la conjoncture. De tels arrangements s’accordent mal avec l’horizon temporel de la finance de marché. Tout l’intérêt des investisseurs individuels, ou institutionnels, est d’exploiter dans le court terme toutes les différences dans les évaluations qui se forment sur le marché, concernant les rachats ou émissions de titres. Cette temporalité « court-termiste » se transmet alors aux firmes elles-mêmes. L’arrivée d’un financement plus volatil, en quête de plus de liquidité, devrait gêner l’élaboration de stratégies de long terme et conduire les firmes à se restructurer en vue de satisfaire les exigences de liquidité des marchés. Ces réorientations empêcheraient les firmes de pouvoir offrir une stabilité de l’emploi à leurs salariés. D’où une remise en cause des compromis entre firmes et salariés, entraînant une modification des comportements individuels et collectifs de ces derniers. Le salarié ne se sentirait plus lié à la firme qui l’emploie, ce qui l’amènerait à modifier sa stratégie individuelle d’employabilité et altérerait son comportement coopératif vis-à-vis de la firme.
Un véritable renversement d’alliance
Des changements importants se sont déjà produits en Europe et particulièrement en France. L’Allemagne était jusqu’à récemment moins engagée dans la direction de la financiarisation de son économie. Le pays préservait des relations étroites entre banque et industrie malgré le processus de financiarisation, peut-être grâce à des institutions complémentaires. Par exemple, la loi sur les sociétés stipule que le conseil d’administration a des obligations vis-à-vis non seulement des actionnaires (shareholders) mais aussi de l’ensemble des parties prenantes (stakeholders), salariés ou créanciers. De plus, le pays demeure fondamentalement hostile à la retraite par capitalisation, ce qui ne favorise pas les investisseurs institutionnels. Or ceux-ci sont les principaux acteurs de la financiarisation du capitalisme. Ceci explique en partie pourquoi, au début des années 2000, la capitalisation boursière relative au PIB était en Allemagne presque deux fois inférieure à ce qu’elle était en France.Il est néanmoins certain que si la diffusion de la finance de marché devait se poursuivre au sein des économies d’Europe continentale, les institutions les plus fondamentales de leur modèle de capitalisme seraient en danger. La généralisation de la corporate governance à l’anglo-saxonne devrait conduire les dirigeants d’entreprise à se comporter de façon plus conforme avec les intérêts des actionnaires, des propriétaires du capital, et à moins se soucier des intérêts des stakeholders. Le principe de la gestion partenariale des grandes firmes, inscrit dans la loi de cogestion allemande, serait alors fragilisé. Plus généralement, la financiarisation permet un véritable renversement d’alliance dans un jeu à trois joueurs. Le capitalisme européen s’appuyait, au niveau des entreprises, sur une alliance entre les dirigeants et les salariés, contre les actionnaires. La financiarisation fait émerger un compromis à l’avantage des actionnaires et des gestionnaires, au détriment des salariés. Un tel compromis est d’autant plus viable sur le plan politique que la base sociale de l’actionnariat est large : nombreux sont en effet ceux qui trouvent leur compte dans un système de protection sociale par capitalisation, lequel s’appuie sur la finance de marché.
Pour autant, il ne faudrait pas en conclure que les modèles de capitalisme évoluent de façon mécanique, sous l’influence des transformations affectant le système financier. Un modèle de capitalisme est un ensemble de formes institutionnelles complémentaires s’appuyant sur des compromis sociopolitiques spécifiques. Les changements institutionnels, a fortiori les changements de modèle, impliquent donc une remise en cause de ces compromis. Cela passe nécessairement par la réouverture de conflits sociaux, ceux-là même qui, par le passé, avaient été apaisés par une forme institutionnelle particulière (4). Les régimes de protection sociale sont ainsi la cristallisation de luttes sociales, promptes à se réamorcer lorsque les accords passés sont mis en question. Si la libéralisation financière entamée dans les années 1980 ne s’est pas heurtée à une opposition politique ou sociale considérable, malgré la portée des changements qu’elle impliquait, il n’en est pas de même pour les régimes de protection de l’emploi et de sécurité sociale. Les tentatives de « réforme » de ces secteurs ont conduit à des oppositions qui traduisent les conflits d’intérêt entre les agents favorables à un modèle néolibéral de capitalisme et ceux qui y sont opposés.
Vers de nouveaux clivages sociopolitiques ?
PDans des pays tels que la France et l’Allemagne, si le secteur financier a été marqué par d’importants changements institutionnels, le marché du travail et la protection sociale ont subi de moindres transformations. Les réformes françaises ont eu lieu dans les années 1980 : loi bancaire de 1984 mettant fin au régime de taux d’intérêt différenciés ; création d’un marché d’options en 1986 ; privatisation de la plupart des banques en 1986… La décennie suivante a vu des transformations importantes en Allemagne : réorganisation de la Bourse et transformation en société anonyme ; promulgation d’une série de lois pour la promotion des marchés financiers ; loi de réforme fiscale de juillet 2000 supprimant les impôts sur les plus-values provenant de la liquidation des participations croisées. D’où une situation hybride, où des éléments du modèle néolibéral cohabitent mal avec des formes institutionnelles caractéristiques du modèle européen continental. La cohérence de ce dernier en a été altérée, ce qui est au moins partiellement à l’origine des difficultés économiques que connaissent ces pays depuis le début des années 1990. A ces problèmes d’ordre économique s’ajoutent des éléments de crise sociale et politique. Les groupes sociopolitiques en présence peinent à trouver une alliance stable autour d’un ensemble complémentaire d’institutions, pouvant donner lieu à un modèle cohérent de capitalisme.Le passage à un modèle de capitalisme de type néolibéral demanderait par exemple l’émergence d’un compromis sociopolitique autour de traits institutionnels fort différents de ceux qui caractérisent le capitalisme d’Europe continentale. Cela exigerait même une recomposition du groupe sociopolitique dominant qui devrait s’accompagner de la disparition d’anciens clivages et de l’apparition de nouvelles oppositions. Il existe des groupes sociaux hostiles (et d’autres favorables) à la déréglementation des marchés au sein de la base sociale de la droite comme de la gauche. C’est tout le sens de la tentative sociale-libérale que de tenter de faire éclater les anciens clivages gauche-droite pour tenter de retrouver une base sociale favorable au modèle de capitalisme néolibéral. Mais bien que de tels processus soient engagés dans les pays mentionnés, comme l’illustre l’épisode de la fracture syndicale française sur la réforme des retraites, il est manifeste qu’ils ne donnent pas (encore ?) lieu à l’émergence d’un équilibre sociopolitique en faveur du modèle néolibéral.
La flexicurité, une étape vers le modèle néolibéral ?
Le changement institutionnel actuellement en marche en Europe est donc le résultat d’un conflit, non résolu, sur le modèle de capitalisme souhaité. Le débat actuel autour de la « flexicurité », envisagé par certains comme un bon compromis entre les exigences du capitalisme financier et la demande de protection sociale, est une bonne illustration de ce conflit. Selon une conception bien installée, le capitalisme financiarisé est aussi un capitalisme d’innovation et de bouleversements permanents (5). De nouvelles exigences de flexibilité s’imposeraient aux firmes souhaitant rester compétitives, de sorte qu’une protection de l’emploi trop « rigide » les empêcherait de demeurer dans la compétition mondiale. D’un autre côté, renoncer à la protection de l’emploi accroîtrait l’insécurité des salariés et rendrait leur statut social précaire. Pour tenter de réconcilier les exigences de flexibilité avec la sécurité professionnelle des salariés, certains pays, tels que le Danemark, souvent cité en exemple, ont conjugué une faible protection de l’emploi avec une forte protection sociale, afin de maintenir le statut social du travailleur même lorsqu’il perd son emploi.
Il est tentant de voir dans cette combinaison la « solution » aux conflits entre capitalisme néolibéral et modèle européen, permettant de jouir des avantages du premier tout en évitant ses inconvénients. Observons toutefois que cette solution repose sur un postulat, selon lequel la protection de l’emploi est nuisible à l’emploi. Or cette prémisse est loin d’être validée par les études empiriques. Des travaux récents montrent que le niveau de protection de l’emploi n’influence pas le niveau du taux de chômage (6). On peut également mettre en doute la solidité économique et politique d’un tel arrangement, tant celui-ci peut facilement se transformer en flexibilité du travail pure et simple. En effet, en raison du haut niveau d’indemnisation des chômeurs qu’elle suppose, la flexicurité n’est viable que si le nombre des chômeurs est faible. Si, pour une raison ou une autre, l’économie s’installe de façon durable dans un chômage de masse, le système risque de devenir rapidement insoutenable, tant sur le plan économique – du fait de l’impossibilité de financer le régime d’indemnisation – que politique – du fait de l’opposition entre salariés cotisants et chômeurs indemnisés. Dans ces conditions, le système aura tôt fait d’évoluer vers une protection sociale de moins en moins généreuse. Plutôt qu’une solution au conflit entre modèles de capitalisme, la flexicurité n’est peut-être qu’une étape dans la transition du modèle européen vers le modèle de capitalisme néolibéral.
Toutefois, cette transition n’est pas un chemin obligé que dicteraient les lois d’évolution du capitalisme. Il n’y a aucune raison de supposer que la convergence vers un modèle unique s’impose de nos jours plus que par le passé, même dans un contexte de mondialisation. Les difficultés qu’éprouve le modèle néolibéral à prendre racine en Europe continentale devraient être prises comme autant de preuves de ce que cette convergence n’est nullement inéluctable.
NOTES
(1) M. Aglietta et A. Rebérioux, Dérives du capitalisme financier, Albin Michel, 2004.
(2) B. Amable, Les Cinq Capitalismes. Diversité des systèmes économiques et sociaux dans la mondialisation, Seuil, 2005.
(3) A. Orléan, Le Pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999.
(4) Voir à ce propos B. Amable et S. Palombarini, L’économie politique n’est pas une science morale, Raisons d’agir, 2005.
(5) A. Sapir (dir.), « An agenda for growing Europe. Making the EU economic system deliver », rapport à la Commission européenne, Office des publications officielles des communautés européennes, 2003.
(6) B. Amable, L. Demmou et D. Gatti, « Institutions, unemployment and inactivity in the OECD countries », Working Paper, n °16, PSE, 2006.