Ludwig Wittgenstein (1889-1951)

Le philosophe radical

«Le but de la philosophie est la clarification logique de la pensée.» Et de fait, Wittgenstein, auteur de cet aphorisme, considéra une fois rédigé son Tractatus, qu'il avait clarifié sa pensée et qu'il pouvait cesser son activité philosophique. Homme d'un livre, il fascina ses contemporains autant par son génie que par les méandres de sa vie.

Le personnage de Ludwig Wittgenstein relève d'un genre particulier : celui du penseur solitaire, en rupture avec le monde, et dont la vie, autant que la pensée, a fasciné ses contemporains. Une vie qui débute à Vienne en 1889, à l'époque où la capitale autrichienne rassemble toute l'élite intellectuelle européenne, de Robert Musil à Joseph Schumpeter, de Gustav Malher à Sigmund Freud, de Georges Lukács à Karl Kraus.

Le génie et la mort

La famille de Ludwig semble frappée par deux lourds fardeaux, le génie et le suicide. Le génie d'abord : à 20 ans, son père Karl a déjà composé un opuscule philosophique et s'est expatrié seul aux Etats-Unis, avec pour tout bagage, un violon. De retour en Autriche, il fait rapidement fortune comme maître des forges. Magnat de l'industrie, sa richesse est monumentale, équivalente à celle des Krupp en Allemagne. Personnage éclatant, mondain, autoritaire, anticonformiste (il refuse l'anoblissement proposé par l'Empereur), il brille en tout : musicien, il est aussi intellectuel (il écrit des articles d'économie et de philosophie), amateur d'art et mécène. Le tout-Vienne défile chez lui : Brahms, Malher sont venus jouer dans le palais familial, orné de tableaux de Klimt et de sculptures de Rodin.

Mais la richesse et la gloire ne font pas forcément le bonheur. Karl aura huit enfants, dont cinq fils. Mais - poids écrasant du père ? névrose familiale héréditaire ? - trois des frères de Ludwig vont se suicider... Lui-même a noté dans son journal avoir souvent songé à mettre fin à ses jours. Paul, le quatrième frère, deviendra pianiste virtuose, mais perdra un bras lors de la grande guerre : c'est pour lui que Ravel a composé le Concerto pour la main gauche.

Ludwig, lui, est un garçon solitaire, tourmenté et passionné. Petit, il aime le bricolage, la mécanique et rêve de devenir un ingénieur. L'histoire a voulu que Ludwig croise, au lycée de Linz, un autre élève, au nom tristement célèbre : Adolf Hitler. Sur une photo de classe, on peut même les voir tous les deux. Autour de cette rencontre fortuite, on a bâti une hypothèse plus que douteuse. Ce serait au contact du jeune Ludwig qu'Hitler aurait commencé à haïr les juifs et promis leur éradication. Toute sa vie, le Führer aurait été hanté par le spectre du génial Wittgenstein...

publicité

Engagé dans des études d'ingénieur, Ludwig y découvre les mathématiques pures et se passionne pour elles. En 1912, il a 23 ans et part à Cambridge pour s'y consacrer pleinement. C'est là qu'il rencontre Bertrand Russell. Celui-ci est alors une des grandes figures de l'intelligentsia anglaise. Philosophe, logicien et redoutable polémiste engagé dans de multiples combats politiques, il s'interroge sur les fondements logiques des mathématiques et sur la possibilité d'en faire une base solide pour les sciences et la philosophie. D'emblée, il entame avec Wittgenstein, qui n'est alors qu'un jeune étudiant, un dialogue d'égal à égal. Russel a raconté plus tard qu'au terme de son premier trimestre de cours, Wittgenstein était venu le voir en lui demandant : « Voulez-vous me dire si je suis complètement idiot ou non ? Si je le suis, je deviendrai aéronaute, mais si ce n'est pas le cas, alors je deviendrai philosophe. » Et Russell ajoute : « Il m'apporta alors un texte qu'il avait écrit, après avoir lu seulement la première phrase, je lui dis : Non, vous ne devez pas devenir aéronaute. »