Le poids des secrets de famille

Les secrets de famille sont la cause de troubles affectifs qui se transmettent de parents à enfants. Ils peuvent faire obstacle, à leur tour, au bon déroulement des acquisitions scolaires.

La transmission trouve évidemment son terrain de choix dans la famille et dans l'école. L'importance de l'une et de l'autre rend d'autant plus essentielle leur complémentarité. Or les processus de transmission à l'oeuvre dans la famille et dans l'école peuvent s'étayer, mais ils peuvent aussi s'annuler. Une telle situation peut porter sur un contenu - par exemple en cas de désaccord d'une famille sur certaines valeurs transmises à l'école, comme la laïcité -, mais elle peut aussi porter sur la capacité de l'enfant à bénéficier des transmissions scolaires. Pour que l'enfant puisse bénéficier de la situation de transmission, il faut en effet qu'il accepte que l'adulte soit en situation de lui transmettre et être capable d'intégrer ses expériences nouvelles à l'ensemble de sa personnalité. Or, ces deux processus peuvent être gravement gênés par l'existence de secrets.

Les enfants qui grandissent dans des familles où il existe des secrets graves présentent souvent des troubles de leurs apprentissages scolaires. Ils sont, par exemple, rêveurs, dissipés, ou concentrent leur intérêt sur une seule matière aux dépens de toutes les autres.

Pour comprendre ce processus, nous devons, il est vrai, rompre avec un certain nombre d'erreurs qui entourent la notion de secret de famille. Tout d'abord, un secret de famille n'est pas seulement quelque chose que l'on ne dit pas, puisque nous ne disons bien entendu pas tout et à tout moment. Il porte à la fois sur un contenu qui est caché et sur un interdit de dire et même de comprendre qu'il puisse y avoir, dans une famille, quelque chose qui fasse l'objet d'un secret. En outre, dans leur grande majorité, les secrets ne sont pas organisés autour d'événements coupables ou honteux comme on le croit souvent. Les fameuses « fautes de nos ancêtres » ne sont qu'une source très minime de secrets de famille. La plupart d'entre eux sont en fait organisés autour de traumatismes vécus par une génération et incomplètement symbolisés par elle. Il peut s'agir de traumatismes privés, comme un deuil, mais aussi collectifs comme une guerre ou une catastrophe naturelle.

Ces événements n'ont pas reçu de mise en forme verbale, mais ils ont toujours été partiellement symbolisés sous la forme de gestes et d'attitudes et, parfois aussi, d'images montrées ou racontées en famille. En effet, la symbolisation n'est pas seulement verbale. Elle est aussi sensori-motrice, à travers les gestes, attitudes, mimiques, et elle est également imagée à travers les images construites ou seulement imaginées. Ces symbolisations partielles peuvent, dans le cas d'événements douloureux, se traduire chez les parents par des silences ou des propos énigmatiques, des pleurs ou des colères sans motif apparent, totalement incompréhensibles pour leurs enfants.

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Ceux-ci vont se trouver, de ce fait, confrontés à de grandes difficultés. Un parent leur manifeste des émotions, des sensations et des états du corps en relation avec une expérience forte, mais sans pouvoir leur confirmer la nature de ce qu'il éprouve et encore moins leur en expliquer la raison. Ses attitudes et ses gestes peuvent notamment entrer en contradiction avec les mots qu'il prononce, mais aussi entre eux, et être même parfois totalement déplacés par rapport à la situation.

C'est, par exemple, le cas de la mère qui regarde son enfant en souriant puis cesse brusquement de sourire et s'assombrit. Ou bien, c'est le cas du père qui tient son enfant sur ses genoux en regardant la télévision, et se raidit soudain en écartant l'enfant. Ces changements brutaux d'attitude, de mimique, de comportement ou d'intonation ont toujours une cause précise. Par exemple, la mère a cru soudain voir dans le regard de son enfant, ou même dans la seule forme de son visage, quelque chose qui lui a rappelé le visage de son propre frère à un moment où elle a eu très peur de lui. Le père qui regardait tranquillement la télévision a soudain été bouleversé parce qu'un mot ou une image a réveillé un souvenir terrible de son histoire passée. A travers ces « suintements » du secret - qui peuvent être aussi bien des mots répétés, des lapsus ou des comportements -, l'enfant pressent une souffrance chez son parent.

Considérés d'un point de vue extérieur, les secrets de famille consistent donc en événements gardés cachés sur plusieurs générations. Mais, pour les enfants qui grandissent en y étant confrontés, l'important ne réside pas dans l'événement initial qu'il leur est de toute façon le plus souvent impossible à connaître. Il consiste dans leurs questions et leurs doutes à son sujet, et, plus encore, dans les choix qui en découlent.