Le pouvoir éclipse et réapparition

Dans les années 1990, il était beaucoup question de gouvernance, de crise de l’autorité, de déclin des institutions et de dissolution des hiérarchies traditionnelles. Aujourd’hui, on reparle de Big Brother, de servitude volontaire et de domination invisible. Est-ce le pouvoir qui a changé ou sa représentation ?

Sur une table d’une grande librairie parisienne s’étalent en ce mois de décembre 2010 quelques livres, tous consacrés au thème du pouvoir. Le premier à avoir attiré mon regard est La Nature du pouvoir de Luciano Canfora. Un titre bien ambitieux pour un essai de 90 pages ! Et en quatrième de couverture, un paragraphe est destiné à piquer l’intérêt : il nous indique que la « belle mécanique » des élections et de la démocratie n’est sans doute qu’un paravent. « Et si le vrai pouvoir était ailleurs ? C’est ce dont il sera question, cher lecteur, dans les pages qui suivent. » Le vrai pouvoir caché derrière l’apparence… Le ton est donné.

Autour de ce livre sont présentés d’autres essais, parus ou reparus récemment, aux titres tous inquiétants : Le Pouvoir monstrueux de Philippe Ségur (1) et, juste à côté, Le Monstre doux, de Raffaele Simone (2). Les autres livres alentour évoquent des thèmes voisins : celui d’un pouvoir médiatique qui aliène et détourne : Divertir pour dominer, Se distraire à en mourir, etc. (3) Un autre titre, Sur les traces de Big Brother (Alain Levy), évoque une nouvelle forme de société de contrôle où des caméras de surveillance et la maîtrise des données numériques permettent de faire intrusion dans nos vies privées.

Tous ces essais évoquent un thème bien dans l’air du temps : celui du « pouvoir caché ». Il prend la forme des médias qui aliènent et s’emparent des esprits, de la consommation effrénée comme servitude volontaire, de forces cachées qui manipulent et détiennent les vraies rênes du pouvoir derrière l’apparence de la démocratie. Pour Simone ou Canfora, la démocratie est un leurre : l’opinion est manipulée par les médias, les médias par les politiques, les politiques par l’économie, l’économie par la finance. Ce n’est pas pour rien si ces livres viennent d’Italie, un pays où un homme concentre entre ses mains à la fois le pouvoir politique et celui de l’argent et des médias.

 

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Le pouvoir éclipsé

Le contraste est frappant entre cette vision du pouvoir caché, « monstrueux » et tentaculaire, et ce que l’on pouvait lire il y a seulement dix ou quinze ans.

À l’époque, « le pouvoir » semblait tout simplement en voie de disparition. Avait alors fleuri toute une littérature diagnostiquant la fin des hiérarchies traditionnelles. La démocratie était en train de se répandre sur la planète. Et son extension géographique s’accompagnait d’un approfondissement par l’essor d’une démocratie participative, dont Internet et l’irruption des nouveaux contre-pouvoirs (ONG) étaient les symboles. Les formes centralisées des décisions laissaient de plus en plus place à la gouvernance : une forme de gestion politique fondée sur la négociation entre multiples instances. Les institutions qui avaient longtemps encadré la population – armée, Église, école, famille – étaient en voie de désinstitutionnalisation. La « crise de l’autorité » était un témoin de ce processus de décomposition du pouvoir. À l’échelle internationale, enfin, la crainte de voir « l’impérialisme américain » s’imposer au monde entier s’est vite dissipée devant le constat d’un soft power multilatéral et polycentrique.