« Dieu est mort (Signé : Nietzsche). » A la célèbre formule du philosophe, tant de fois répétée depuis un siècle, un anonyme rusé s'est plu à rajouter ce correctif : « Nietzsche est mort (signé : Dieu). »
Dont acte : l'annonce de la mort de Dieu avait été largement prématurée. On avait cru, depuis un siècle, que la religion était condamnée par l'histoire. Sociologues, historiens et philosophes, de Max Weber à Marcel Gauchet (voir l'encadré, p. 30), s'accordaient sur le diagnostic de « désenchantement du monde », sur l'éclipse irrévocable de la présence divine dans le monde contemporain.
Depuis le XIXe siècle, on pensait que la science allait irrémédiablement remplacer les superstitions, la technique supplanter la magie, la médecine détrôner les prières, la politique prendre le pas sur le messianisme, etc. Tout semblait condamner la religion. Les faits tendaient d'ailleurs à confirmer le diagnostic : dans la plupart des pays occidentaux, on assistait à un déclin continu de la participation religieuse, à la laïcisation progressive des Etats. En un mot : la religion ne pouvait résister à la modernité. La théorie de la « sécularisation » était même partagée par la plupart des spécialistes - ce qui était rare en sciences humaines.
Or, depuis trente ans au moins, les sociologues ont dû se rendre à l'évidence : ils s'étaient trompés. En témoigne la résurgence mondiale de toutes formes de religiosité : réveil de l'islam et essor de l'évangélisme protestant dans le monde entier (voir les points de repère, p. 34), renouveau du christianisme et diffusion de nouvelles religiosités en Europe de l'Est, résurgence des religions en Chine (voir l'article, p. 40), multiplication des Eglises en Afrique, apparition d'un néochamanisme chez les Amérindiens... Partout, en Asie, en Afrique, en Amérique latine ou du Nord, jusqu'en Europe, pullulent les sectes et nouveaux mouvements religieux (NMR). Alors que l'Eglise catholique peine à trouver des vocations sacerdotales, au moins dans la Vieille Europe, partout surgissent des gourous, prédicateurs, pasteurs... Les entrepreneurs de salut font fortune sous toutes les latitudes.
Pourquoi Dieu est-il de retour ?
Peter L. Berger le reconnaît sans détour : « L'idée selon laquelle nous vivons dans un monde sécularisé est fausse. Le monde d'aujourd'hui est aussi furieusement religieux qu'il l'a toujours été. » Pour cette grande figure de la sociologie des religions, la théorie de la sécularisation - à laquelle il a largement contribué par ses recherches passées - est « pour l'essentiel erronée ».
Restait donc à reprendre le problème de fond en comble. Le réveil du religieux représentait un défi pour la pensée en général et pour la sociologie en particulier. Dans Le Réenchantement du monde1, P.L. Berger réunissait une cohorte de spécialistes pour étudier le renouveau religieux : de l'impact politique de l'évangélisme protestant à la dynamique de l'islam, de l'importance croissante de la diplomatie papale de Jean-Paul II (élu en 1978) à la prolifération des religions en Chine. Avec en toile de fond cette question : pourquoi Dieu est-il de retour ?
Cet ouvrage collectif n'est qu'un des très nombreux travaux accumulés depuis quelques années sur la place du religieux aux Etats-Unis, sur la propagation d'un islam radical, sur la progression mondiale des sectes. Toute cette littérature, une fois mise en perspective, suggère quelques réponses possibles à la question du « retour de Dieu ». Si les religions renaissent et se renouvellent sans cesse, si elles semblent se marier si bien avec la modernité, c'est sans doute qu'elles répondent à des attentes individuelles et à des besoins collectifs dont aucune société n'a su, à ce jour, s'affranchir.
Ces aspirations sont de plusieurs ordres : idéologico-politiques, morales, sociales, identitaires, communautaires, existentielles, matérielles et même thérapeutiques. Notons au passage que ces attentes sont souvent imbriquées entre elles telles les pièces d'un puzzle, ce qui rend hasardeuse toute classification.
Resacraliser le monde
Publié en janvier 1991, le livre de Gilles Kepel, La Revanche de Dieu2, fut l'un des premiers à poser la question des raisons du retour du religieux 3. Cet ouvrage s'intéressait à la résurgence de trois types de fondamentalisme : l'islamisme radical se répandait dans les pays musulmans ; le militantisme protestant effectuait un retour en force, particulièrement avec l'évangélisme conservateur américain ; et le mouvement de techouvah (retour au judaïsme et à l'observance intégrale de la loi biblique) s'affichait dans les communautés juives du monde entier.
Le renouveau de l'islam survenait après l'échec patent des alternatives marxistes et nationalistes, et sa composante la plus visible, le fondamentalisme islamique, se présentait comme une religion politique. Il prenait le relais des idéologies nationalistes panarabes ou du marxisme comme forme de mobilisation politique. Il avait ses prophètes, ses dogmes, sa promesse millénariste de l'établissement imminent d'une communauté des croyants transcendant les frontières imposées par le « satanique » impérialisme occidental. Simultanément, l'évangélisme américain réactivait la « religion civile » - un concept qui faisait de la nation états-unienne le réceptacle, l'incarnation consensuelle des grandes religions pratiquées aux Etats-Unis (voir l'article, p. 36) - sous la forme d'une « thérapie » sociale destinée à soigner la société et les individus des troubles de la modernité : anomie, individualisme, matérialisme...