D'un côté le philosophe, de l'autre le sage. A l'ouest, l'ontologie, à l'est, l'immanence... L'Occident est pétri de philosophie grecque, avec son discours qui cherche à approcher au plus près la vérité, ses catégories qui fondent notre perception du monde : l'être, Dieu, la Raison, le couple théorie- pratique... A l'opposé, la pensée chinoise analyse le réel comme un processus en cours, qui se régule par le jeu de facteurs opposés et complémentaires, le yin et le yang, qui privilégie l'intuition, l'expression allusive et préfère tirer parti du « potentiel de la situation » plutôt que de modéliser le monde... Qu'est-ce qui a conduit François Jullien, formé à la philosophie grecque par les instances les plus prestigieuses (Ecole normale supérieure, agrégation) à devenir philologue, sinologue et finalement l'un des spécialistes contemporains les plus pointus de la pensée chinoise ? « Je suis passé par la Chine pour pouvoir mettre en perspective la pensée européenne », affirme-t-il.
« Déranger la philosophie », « penser d'un dehors », « décaler la pensée » pour faire bouger nos représentations et remettre la pensée en mouvement. Tel est l'objectif sans cesse réaffirmé de F. Jullien. Mais alors, pourquoi ne pas avoir choisi l'Inde, ou la philosophie arabe ? « Il me fallait sortir du cadre de la langue indo-européenne, ce qui excluait le sanscrit. Et d'autre part, sortir des rapports d'histoire, d'influence et de contamination, ce qui excluait le monde arabe comme le monde hébreu, tous deux liés à notre histoire. »
F. Jullien explique aussi qu'il n'est pas anthropologue. Pour mener à bien sa démarche de philosophe, il lui fallait trouver un contexte de pensée explicitée, appuyée sur des textes commentés. La Chine, avec ses grands penseurs, de Confucius (v. -555, -479), Mencius (-370, -290), Laozi (-570, -490) à Wang Fuzhi (1619-1692), ou encore Lu Xun (1881-1936), lui a fourni ce terreau.
La pensée et la langue chinoises se sont développées dans un contexte d'extériorité totale par rapport à la pensée occidentale. C'est pourquoi F. Jullien récuse le terme de comparatisme, « puisqu'il n'existe pas de cadre commun de pensée ». Il récuse aussi le relativisme, qui continue à utiliser nos concepts, pour rechercher dans des cultures autres leur « logique » et leur « vérité » : un envers de l'universalisme pensé avec les mêmes outils...
Pour, comme il le dit lui-même, « s'ouvrir à d'autres modes de cohérence et d'intelligibilité que ceux qui ont été produits par notre civilisation », notre philosophe n'a pas rechigné à la tâche. Cumulant les séjours en Chine au cours desquels il peut tâter concrètement de la pensée chinoise, aussi bien en donnant des cours à des étudiants qu'en accompagnant, en tant que consultant, des hommes d'affaires occidentaux venus tenter de conquérir des parts de marché, il a publié en une quinzaine d'années un nombre d'ouvrages impressionnant, qui pourraient constituer les chapitres d'un grand livre sur la pensée chinoise. « Chaque livre entraîne le suivant, comme des fils que l'on tire pour démêler une pelote... »
Cette « pensée du dehors » nous livre-t-elle des clés pour « remettre notre pensée en mouvement » ? C'est peut-être un vieux conte de notre fonds indo-européen qui permettrait de répondre à cette question. C'est l'histoire d'un roi dont le fils est toujours triste et déprimé. L'un de ses mages lui conseille de le vêtir de la chemise d'un homme heureux. On part donc à la recherche d'un tel homme. Après avoir visité le royaume de fond en comble, au terme d'un long périple à travers plaines et montagnes, et moult interrogatoires auprès des villageois, ses messagers découvrent enfin la grotte où se cache celui qu'ils recherchent. Ils entrent et que découvrent-ils ? L'homme heureux n'avait pas de chemise !
C'est un peu pareil avec les ouvrages de F. Jullien. On n'y découvre point de clé à la fin, de réponse à la question qu'il annonce comme son objectif majeur : comment penser notre pensée avec d'autres outils ? Mais son oeuvre nous entraîne par de passionnants périples dans les méandres de la pensée chinoise... pour s'apercevoir que finalement, lorsque l'on referme ses livres, le détour par la Chine a déplacé le regard que nous portons sur nos cadres de pensée.