Le silence est une richesse Rencontre avec Alain Corbin

Au fil de son œuvre, l’historien Alain Corbin a exploré les sensibilités et les émotions. Il livre aujourd’hui une passionnante histoire du silence qui en dit long sur les évolutions du monde, des mœurs et des relations humaines.

Un quartier tranquille jouxtant le magnifique parc du cimetière du Père-Lachaise, un bureau installé dans une ancienne loge donnant sur une paisible cour intérieure : de toute évidence, Alain Corbin aime habiter dans le silence. Il sort en ce printemps 2016 une Histoire du silence de la Renaissance à nos jours. Considéré aujourd’hui comme le pionnier de l’histoire des sensibilités, A. Corbin a toujours aimé s’emparer d’objets insaisissables, n’hésitant pas à prendre des chemins de traverse qui, en leur temps, bousculaient l’historiographie académique classique. Son premier ouvrage, Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitution (1978), avait suscité les railleries. Le Miasme et la Jonquille (1982), qui étudiait les représentations de l’odorat dans l’imaginaire social, a fait figure d’œuvre iconoclaste avant de devenir un classique. En explorant les odeurs, les sonorités (Les Cloches de la terre, 1994), les plaisirs du sexe (L’Harmonie des plaisirs, 2007) ou encore les métamorphoses du regard (Le Territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage, 1988), cet historien au style élégant, au langage expressif et imagé, a construit une véritable histoire des sens qui, bien qu’il s’en défende, a fait des émules dans le monde entier. L’entièreté de son œuvre est même publiée au Japon. Avec Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, il sortira en septembre 2016 une vaste histoire des émotions en trois volumes, dans laquelle les nouvelles générations d’historiens ont trouvé leur place.

Pour l’heure, mettons-nous à l’écoute de cette histoire du silence, qui invite le lecteur à une stimulante réflexion sur les évolutions du monde occidental depuis la Renaissance.

 

Comment l’idée d’écrire une histoire du silence vous est-elle venue ?

C’est un sujet auquel je pense depuis longtemps. Il y a vingt ans, j’avais écrit un article titré « Pour une histoire du silence » 1, et comme personne ne s’en est emparé, je m’y suis attelé.

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Il faut dire que j’ai grandi dans la culture du silence. Mon père était médecin de campagne dans le très rural bocage normand. Je passais des heures seul dans ma chambre à regarder la place du village. À 14 ans, il m’a emmené au monastère de La Trappe durant la semaine sainte. J’ai découvert le silence des moines, qui ne parlaient pas, même lorsqu’ils sont venus nous aider à dépanner notre voiture pour repartir… Ma scolarité s’est déroulée dans un collège religieux très austère : on devait se taire non seulement en classe mais au dortoir et pendant les repas. En classe de troisième cependant, on pouvait parler à partir du dessert ! Bref, j’ai pratiqué le silence durant toute mon enfance.

Mais je vois bien, ne serait-ce qu’en observant mes petits-enfants, que les choses ont changé. Aujourd’hui, le silence est devenu un objet d’histoire, perçu et apprécié différemment selon les époques. Du coup, je me suis livré à une sorte d’archéologie du silence.