Sciences Humaines : Les hommes se sont toujours adonnés à des exercices physiques, sous forme de démonstrations ou de compétitions... Quelles formes prenait ce que vous appelez « le jeu ancien » dans la société de l'Ancien Régime ?
Georges Vigarello : Sous l'Ancien Régime, le jeu est l'objet d'une véritable passion. Il prend soit la forme de jeux de paris soit celle de jeux de prix.
Les activités de paris peuvent surgir n'importe quand et les modalités en sont réinventées à chaque fois. Par exemple, à la fin du xvie siècle, les habitants d'Amiens peuvent voir un soldat suisse, l'épée au côté, escaladant la flèche de la cathédrale, à la suite d'un pari... On s'affronte ici sur une barque pour traverser la Tamise, là à cheval pour franchir un pont, ou en patin sur un canal gelé l'hiver, dans une partie de paume contre le mur de l'église, à la course ou encore au tir à l'arc...
Les paris se font bien évidemment entre gens du même univers social : il y a les jeux des pauvres et les jeux des nobles qui sont, eux, beaucoup plus structurés : parties de paume, de quilles, de mail... Très prisé des aristocrates, le mail, sorte de jeu à mi-chemin entre le golf et le croquet, se passe sur une grande bande de terrain en terre battue et a ses règles bien définies...
Les jeux de prix, plus organisés, ont lieu lors des fêtes paroissiales sous l'égide du saint local : cela peut être la lutte en Bretagne, la course ou le saut en Provence, le lancer de pierre... Parfois ce sont les collectivités qui s'affrontent comme à la soule par exemple, très populaire dans les villages. Dans ce jeu de ballon - qui est l'ancêtre du football -, tous les coups sont permis, les affrontements et les chocs des corps peuvent être très violents ; les règles en sont assez floues, les terrains mal délimités et les combats chaotiques peuvent se finir dans la rivière ou dans la mer, comme à Vologne en 1557 où les joueurs se battent dans les vagues de la Manche !
Les équipes sont constituées par communauté : affrontements entre villages, entre célibataires et mariés... Chez les nobles, les jeux de prix, organisés lors de grandes occasions (naissance d'un dauphin, mariage à la cour), renvoient aux vieilles appartenances militaires : jeux de lance, de bague (qui consiste à faire passer la lance dans un anneau)...
D'une manière générale, les qualités valorisées dans les jeux anciens sont la force et l'adresse. Mais ils ont aussi une fonction de sociabilité. La compétition engendre la reconnaissance et permet d'intégrer les joueurs à la communauté. Elle peut valoir, par exemple, pour de jeunes nobles leur reconnaissance à la Cour. Les jeux anciens se déroulent selon des temporalités très différentes de celles qui apparaissent avec la société industrielle lorsque la séparation entre travail et loisir devient clairement orchestrée. Auparavant, le temps du jeu s'infiltrait dans celui du travail sans partition bien définie. D'ailleurs, le mot « loisir » n'existait pas encore.
En quoi consiste la rupture du xixe siècle, qui fait naître les formes modernes de loisir et plus particulièrement le sport ?
Cette rupture porte sur plusieurs points. Le système sportif commence à s'organiser. D'une part, les jeux de paris vont être évincés au profit de formes plus réglées, hiérarchisées et institutionnalisées. Apparaissent alors les clubs et les fédérations (de natation par exemple) qui établissent des règlements pour tous ceux qui pratiquent ; alors que les règles de la soule par exemple variaient d'un lieu à l'autre.