« La mouche, partout, règne et transforme, dès qu’elle se pose, le monde en un tableau de vanité » : la formule est du sémiologue Jean-Louis Schefer (1). Simple notation sur un motif exploré plus en détail par l’historien de l’art André Chastel (2), cette remarque ouvre la porte à l’une des dimensions les plus fascinantes de la peinture de la Renaissance et, peut-être, de celle de tous les temps. Aux XVe et XVIe siècles, en effet, des Flandres à l’Italie, de très nombreuses images peintes ont été réalisées qui exhibaient, plus ou moins en évidence, une mouche soigneusement peinte sur la toile ou sur le cadre. C’est d’abord, si l’on veut, un trompe-l’œil plaisant et un chef-d’œuvre de peintre, objet d’une douteuse légende : le jeune peintre Giotto aurait, dit-on, si bien imité l’insecte que son maître tenta de le chasser du cadre où il reposait. Mais la mouche n’est pas là seulement pour faire sourire l’assemblée. Au XVIe siècle, tout comme aujourd’hui, c’est un animal plutôt répugnant, associé à la saleté et à la pourriture. En image, c’est un symbole funeste : posée sur un crâne, sur un fruit, ou aux pieds du Christ, la mouche est un rappel de la condition mortelle de tout être vivant. Dans le langage convenu des devises, c’est un memento mori, c’est-à-dire un « souviens-toi que tu vas mourir », injonction dont les conséquences, nous le verrons plus loin, peuvent être diversement appréciées.
Mais revenons à la mouche. L’irruption dans l’art de ce vilain diptère est le symptôme, relevé par l’historien Maurice Daumas (3), de la nouvelle manière de peindre et de concevoir les images, amenée par la Renaissance. Ce nouvel état de l’art tient en deux mots : naturalisme et symbolisme. Le naturalisme, c’est l’exigence de représenter ce qui peut être vu dans le monde tel que l’œil le voit, ou croit le voir. Le symbolisme, c’est le fait d’assigner à l’image le soin de véhiculer un sens plus ou moins caché, et conventionnellement établi.
La délivrance d’un message
Tout dans ce goût est loin d’être nouveau. La présence de symboles dans l’image a des racines très anciennes dans le monde chrétien. Dès les premiers siècles, deux poissons embrassés ou en croix suffisent à évoquer le Christ. L’icône byzantine (article p. 50) est un portrait dont la fidélité est assurée par la présence d’attributs : la barbe de saint Pierre, la croix de saint André, le chapeau de saint Jérôme. Détachés du modèle, ces objets peuvent suffire à évoquer sa figure : ils deviennent alors de purs symboles.
Au XIVe siècle, la peinture sacrée regorge de ces notations codées : le pain et le vin, c’est l’Eucharistie, l’oiseau dans la main de l’Enfant Jésus, c’est l’immortalité de l’âme, une flamme, c’est la foi, une pomme, c’est le péché originel, une couronne de roses, c’est la Vierge. Il existe des recueils de ces éléments symboliques à l’usage des artistes, qui ont pour point commun de puiser dans l’histoire sainte et les écrits de la tradition ecclésiale. Ces clés ne sont pas connues de tout le monde. C’est pourquoi, hormis ce que toute image peut avoir d’explicite, la fonction de ces codes picturaux est aujourd’hui plus souvent considérée comme mnémotechnique que pédagogique. Pour lire ces signes, il faut déjà les connaître.
Les Renaissances italienne et flamande marquent un changement par rapport à cette pratique du rappel iconographique. Selon l’historien de l’art Daniel Arasse (4), les écrits de Leon Battista Alberti (1404-1472), architecte et théoricien des arts, non seulement fixent les règles de la perspective naturaliste, mais manifestent une nouvelle intention de l’art : l’image ne doit pas seulement être un aide-mémoire, elle doit convaincre et émouvoir par son message celui qui la contemple. Elle devient un support de rhétorique. Plutôt que d’exposer une collection de signes rappelant les détails d’une doctrine, l’image peinte, en plus d’être une représentation fidèle du monde, doit délivrer un message, une maxime.
Prisé des peintres flamands, le « tableau de mariage » est un genre où l’association étroite de l’anecdote historique et du symbolisme peut s’exprimer subtilement. Ainsi, Les Époux Arnolfini, célèbre huile de Jan Van Eyck (1434), montre un couple de banquiers italiens dans un intérieur brugeois (nda : pas d’erreur, c’est à Bruges. À la rigueur on pourrait écrire « bourgeois brugeois », mais c’est troublant), portraituré avec un grand soin de fidélité au modèle. Monsieur esquisse un geste hiératique, madame a posé la main gauche sur son ventre rond, ils se tiennent par l’autre main. Au fond, un miroir convexe reflète toute la scène à l’envers, et deux témoins y apparaissent. L’intention semble s’arrêter là : mariage, bel intérieur, honorabilité, fécondité. Mais la scène est aussi parsemée de détails signifiants : un petit chien (la fidélité), des sandales de bois (condition roturière), une orange (innocence) et, par la fenêtre, on aperçoit un cerisier en fruit. Or les cerises sont, dans l’imagerie didactique, des symboles de luxure, par analogie avec les attributs virils. Ainsi, ce tableau contiendrait une discrète mise en garde contre les excès de la chair et leurs conséquences néfastes.