Edmund Husserl (1859-1938)

Les arbres en fleurs et la phénoménologie

Husserl a voulu faire de la phénoménologie une « science des idées », une philosophie rigoureuse de la conscience, une pensée axée sur les liens que le sujet noue avec le monde. Récit d'un projet inachevé...

Edmund Husserl est assis à sa table de travail dans sa maison de Göttingen. Nous sommes en 1910. Il rédige ses Idées directrices pour une phénoménologie, manuscrit sur lequel il travaille depuis des années et qu'il a maintes fois repris et remanié. C'est le printemps et le philosophe austro-allemand voit par la fenêtre un arbre en fleurs. Cet arbre, pense-t-il, est peut-être un bon moyen pour expliquer quelques-unes des idées clés de la nouvelle philosophie qu'il veut promouvoir : la phénoménologie.

Prenons cet arbre en fleurs, écrit E. Husserl, « c'est la chose, l'objet de la nature que je perçois ; là-bas, dans le jardin ». Ceci est un arbre réel, mais fermons les yeux et oublions cet arbre-là pour penser à la notion d'arbre.

Alors que la nature nous présente des objets réels sous différents états - platane, sapin ou cerisier en fleurs - la pensée peut en extraire un schéma abstrait, une idée pure, une « essence » qui transcende toutes les figures contingentes. L'idée d'arbre est bien formée d'un tronc et de branches. C'est la forme générale, le « noyau commun » qui s'impose lorsqu'on y pense.

Ces idées pures, ou « essence », qui organisent notre pensée, et qui donnent du sens à l'objet : voilà l'objet de la phénoménologie que Husserl entend promouvoir. Elle doit, selon lui, proposer une nouvelle voie pour la philosophie et la sortir de la crise qu'elle connaît alors. Mais pour mieux comprendre ce projet, il nous faut revenir en arrière.

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Husserl fut d'abord mathématicien, passionné par la théorie des nombres. Scientifique, soucieux de rigueur, il conçoit la pensée comme une démarche devant aboutir à des conclusions universelles et irréfutables. A ce titre, il partage les critiques faites aux philosophes qui ne parviennent jamais à s'entendre entre eux. Il veut faire de la philosophie une « science rigoureuse » et dont les conclusions s'imposent à tous, à la manière des vérités mathématiques.

La rencontre avec Brentano

Mais en tant que scientifique, le jeune Husserl s'était trouvé face à un dilemme théorique. Pour rendre compte des faits mentaux, le positivisme scientifique, alors dominant dans la pensée allemande, professe qu'il faut appliquer aussi à l'esprit humain la démarche objective. Elle doit rejeter l'introspection, s'intéresser aux faits psychiques comme à tout autre objet. La psychologie doit devenir expérimentale. Elle doit étudier les désirs, la volonté, les idées, comme n'importe quelle réalité naturelle.

Mais les connaissances mathématiques seraient-elles assimilables à des processus mentaux comme les autres ? Husserl, le mathématicien, ne peut l'admettre. Que deux et deux fassent quatre est une vérité qui ne dépend pas de la psychologie de chacun. La logique ne peut se dissoudre dans la psychologie. Il faut donc chercher une théorie de la connaissance qui concilie les deux approches.

C'est à ce problème que Husserl songeait déjà dans les années 1890. Après avoir passé sa thèse de mathématique, il s'était orienté vers la philosophie sous l'influence de Franz Brentano, un professeur d'exception à qui Husserl dédiera son premier livre : la Philosophie der Arithmetik (1891).

Prêtre défroqué, personnage atypique, passionné d'échecs, de cuisine, de poésie, nageur et gymnaste infatigable, auteur d'une vingtaine de livres de philosophie et de psychologie, Brentano (1838-1917) était un professeur charismatique. Son enseignement attirait beaucoup d'étudiants (Freud fut de ceux-là). A Vienne, il développe alors devant un parterre d'étudiants subjugués une théorie de la conscience centrée sur la notion « d'intentionnalité ».