Les compétences cachées du touriste

Le touriste n'est pas ce voyageur « moutonnier » qu'on imagine le plus souvent. Au fil de ses voyages, il acquiert des compétences et des savoir-faire dont la capitalisation peut contribuer à améliorer sa mobilité.

La littérature - romanesque comme scientifique - a bâti l'une des représentations les plus répandues dans notre société : la supériorité du voyageur sur le touriste 1. Ainsi, la différence entre le voyageur et le touriste serait d'abord fondée sur leur inégale capacité à être mobiles. En effet, contrairement au voyageur, le touriste n'est pas considéré comme un acteur conscient et volontaire de sa mobilité, puisqu'il est souvent qualifié de « mouton » se fondant dans une masse uniforme ou, au mieux, marchant dans les pas des voyageurs qui l'ont nécessairement précédé : venant après le voyageur qui a inventé la pratique et le lieu de celle-ci, le touriste ne serait que dans la reproduction de ceux qui l'ont précédé. La mobilité du touriste est donc facilement considérée comme passive et héritée, aussi bien dans la forme - par le recours aux voyages tout compris des tour-opérateurs (TO) - que dans le fond de ses motivations, principalement dictées par les normes sociales dominantes et l'imitation de l'élite que constituent les voyageurs.

Non seulement le touriste ne serait pas maître de sa mobilité, mais il n'en aurait pas non plus l'intelligence, et ce à tous les stades du déplacement. Alors que le voyageur serait mû par un projet, une curiosité, voire un rêve, le touriste n'aurait que des besoins ou des envies, vocabulaire qui relève bien plus du préréflexif. Contrairement au voyageur, qui ferait preuve d'une soif de connaissance et de rencontre de l'autre, il semblerait que le touriste soit uniquement dans une attente matérialiste, souvent illustrée par les 4 S (sea, sex, sand and sun).

Si historiquement, la distinction entre ces deux figures est justifiée, dans la mesure où les voyageurs ont effectivement précédé les touristes, on peut contester l'utilisation contemporaine qui en est faite, que ce soit à des fins marchandes (le « Routard » vend des guides à des touristes qu'il feint de dépeindre encore comme des « routards » ou, à tout le moins, comme des touristes individuels éclairés refusant les pratiques de la masse) ou de distinction (l'élite - y compris universitaire - voyage, mais ne fait pas de tourisme). Pourtant, on vient toujours après d'autres et, de ce fait, on est toujours le touriste d'un autre : car l'acheteur, nécessairement averti, du Guide du routard est, par définition, contraint de recourir à un guide, ce qui lui retire le caractère héroïque du « vrai » voyageur qui a le courage de s'en aller au loin vers l'inconnu, sans recourir à des béquilles éditoriales désormais tirées à des millions d'exemplaires et qui contribuent aux comportements normés que ce même guide s'est fait une spécialité de dénoncer.

On reproche aussi au touriste de ne pas savoir être dans les lieux, de se trouver en décalage par rapport à leur fonctionnement et d'ignorer, voire d'aller à l'encontre des us et coutumes de la société locale. Que dire en effet de ces femmes touristes dont la tenue vestimentaire trop dénudée est perçue comme choquante et provocatrice dans les pays arabes, ou de ces groupes vociférants, ruinant la quiétude d'un lieu saint et bafouant son caractère sacré ?

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L'art de choisir un lieu

Et pourtant, à y regarder avec moins de préjugés, le touriste fait indéniablement preuve de compétences géographiques à travers ses pratiques.

Le touriste est tout d'abord quelqu'un qui sait choisir un lieu parmi de nombreux autres. Il doit en effet planifier son séjour, ne serait-ce qu'en sélectionnant parmi les offres désormais innombrables du marché touristique. La décision de partir hors de son environnement quotidien et le choix de la destination parmi une large palette démontrent la compétence du touriste à se positionner dans un réseau complexe et articulé. Par le nécessaire dépassement de l'échelle locale, le touriste est capable d'appréhender l'espace de façon réticulaire, et non pas de façon « territoriale », c'est-à-dire par des cercles concentriques 2 ou aires continues ; et les guides touristiques, qui décrivent l'espace selon des itinéraires, l'aident dans cette entreprise. Choisir, c'est aussi associer le lieu le plus approprié aux pratiques touristiques prévues 3. La volonté de se reconstituer physiquement et mentalement, donc de se « recréer » 4 peut amener le touriste vers un séjour de repos sur une plage alors que le désir de se divertir peut l'attirer vers un lieu plus festif comme Ibiza. Cette compétence géographique à choisir les lieux traduit une indéniable stratégie et une capacité d'organisation.