En campagne pour l’investiture démocrate pour 2020, Joe Biden, l’ancien vice-président de Barack Obama, dressait en juin le constat pessimiste de l’affaiblissement de la plus grande démocratie occidentale : « Je pense qu’une véritable menace plane sur la démocratie américaine et je vous conseille de lire un livre écrit par deux professeurs de Harvard, La Mort des démocraties 1. » Signé Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, l’ouvrage incarne un genre en vogue : le diagnostic d’une crise démocratique incarnée par l’élection en 2016 de Donald Trump comme 45e président des États-Unis, quelques mois après la décision du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne à l’issue d’une campagne électorale extrêmement clivante. Deux symptômes loin d’être isolés. L’essayiste Martin Gurri, auteur du très stimulant The Revolt of the Public 2, a ainsi décrit, dans une amusante métaphore, l’assaut cette année-là de « quatre chevelus de l’Apocalypse », quatre dirigeants réputés pour leur coupe de cheveux flamboyante et leurs idées radicales : Donald Trump, donc ; le conservateur britannique Boris Johnson, fer de lance du Brexit ; mais aussi le dirigeant néerlandais Geert Wilders, qui a brièvement fait de la formation d’extrême droite PVV le deuxième parti du pays ; et l’ancien humoriste italien Beppe Grillo, fondateur du Mouvement 5 étoiles aujourd’hui au pouvoir en Italie en coalition avec la Ligue du Nord.
Cette liste peut s’allonger avec d’autres noms dont l’ascension, l’arrivée au pouvoir ou l’évolution dessinent un affaiblissement de la démocratie libérale, ce système fondé sur le respect de la souveraineté populaire et sur la garantie des droits des individus afin que la majorité ne puisse pas tyranniser les minorités. « Les démocraties établies deviennent plus polarisées, intolérantes et dysfonctionnelles », résume le sociologue Larry Diamond 3, un des plus réputés spécialistes mondiaux de la démocratie. « Les démocraties émergentes font face à des scandales incessants, une désaffection citoyenne de grande envergure et des menaces existentielles envers leur survie. », ajoute-t-il. Du Rassemblement national (ex-Front national) en France au parti Alternative pour l’Allemagne, en passant par les Vrais Finlandais, les partis d’extrême droite européens ont accumulé les bons scores électoraux. Dans les pays en voie de développement, les présidents philippin, brésilien et turc Rodrigo Duterte, Jair Bolsonaro et Recep Tayyip Erdogan, ainsi que le Premier ministre indien Narendra Modi, ont assis leur pouvoir sur un raidissement identitaire. Un raidissement qu’on constate aussi au cœur de l’Union européenne où plusieurs dirigeants, souvent admirateurs de la Russie de Vladimir Poutine, opèrent un rétrécissement des libertés. Le hongrois Viktor Orbán, ancienne figure de la transition démocratique, défend ainsi l’idée d’une « démocratie illibérale », c’est-à-dire ne faisant pas du libéralisme politique « un élément central de l’organisation de l’État ». Et pendant que les dirigeants ou aspirants au pouvoir se radicalisent, la base conteste la prétention des institutions à la représenter, à travers des mouvements aussi différents que Occupy Wall Street aux États-Unis, les Indignés en Espagne ou les Gilets jaunes en France. Tandis que les vieux partis sont en voie d’implosion (le PS et la droite gaulliste en France) ou piratés de l’extérieur (les républicains américains)…
Des classes ouvrières et moyennes oubliées
Cette crise de la démocratie occidentale, qui a ranimé chez certains commentateurs les spectres des années 1930, a d’autant plus surpris que l’optimisme était de rigueur il y a pile trente ans. En août 1989, trois mois avant la chute du mur de Berlin, un jeune fonctionnaire du département d’État américain, Francis Fukuyama, évoquait dans un article à sensation une « fin de l’histoire » 4 où la démocratie libérale n’aurait plus de concurrent crédible, qu’il s’agisse des théocraties islamiques ou des dictatures communistes. On a un peu vite caricaturé sa position en une glorification sans nuance des puissances occidentales et oublié l’avertissement qu’il émettait alors : « La fin de l’histoire sera une période fort triste. » « Paradoxalement, l’absence d'alternative crédible a constitué leur talon d’Achille, renchérit aujourd’hui le politiste français Yves Mény 5. Puisqu’elles n’étaient apparemment plus menacées, leurs tares et leurs faiblesses congénitales sont apparues en pleine lumière (…). » Pour le dire autrement : auparavant, il « suffisait » à la démocratie de convaincre qu’elle était meilleure que ses rivales ; aujourd’hui, elle doit prouver qu’elle est bonne en elle-même, plus que jamais capable d’assurer prospérité, cohésion sociale et participation des citoyens. Un vide existentiel qui explique la forme particulière que prend cette crise, qui s’incarne moins dans des coups d’État que dans l’érosion de ses fondements : la « déconsolidation démocratique ».