En opposant radicalement l’esprit et le corps, René Descartes (1596-1650) a profondément influencé notre conception des relations entre l’intelligence et les émotions. Pour Descartes, l’esprit est une « substance pensante » immatérielle, alors que le corps est une « substance étendue », c’est-à-dire physique. Dans le cadre de ce dualisme radical, les émotions, nommées « passions », sont conçues comme des actions du corps sur l’esprit. Descartes distingue six passions primitives : l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. Il considère que toutes ces passions aveuglent l’esprit et n’apportent rien de positif à la pensée. Par conséquent, il est essentiel de sauvegarder l’indépendance de la pensée en connaissant les passions pour mieux les contrôler. Bien que plusieurs philosophes, en particulier Baruch Spinoza (1632-1677), aient mis en question le dualisme cartésien et la théorie des passions qui y est associée, la conception cartésienne des émotions reste dominante jusqu’à la fin du 19e siècle et imprègne encore les représentations contemporaines des émotions.
Darwin contre Descartes
La publication par Charles Darwin en 1872 de L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux est le point de départ d’un changement majeur de regard sur les émotions. Dans cet ouvrage, Darwin analyse l’expression des émotions d’un point de vue évolutionniste. Il défend l’idée que les diverses formes d’expression émotionnelle ont été sélectionnées au cours de l’évolution des espèces du fait de leur valeur adaptative. En s’appuyant sur de nombreux dessins et photographies, il montre que l’expression des émotions est universelle, indépendante de l’âge, de l’ethnie et de l’espèce, les animaux manifestant des émotions tout autant que les humains. Pour Darwin, l’expression physique des émotions a une importante fonction de communication et d’adaptation dans nos interactions avec autrui.
La fonction sociale positive que Darwin attribue aux émotions a été confirmée par de nombreuses recherches contemporaines. Ainsi, Frans de Waal, éthologue néerlandais, a développé les idées de Darwin sur le rôle social et adaptatif des émotions en étudiant les interactions des chimpanzés et des bonobos. Dans L’Âge de l’empathie (2010), il démontre que l’expression des émotions est à la base de comportements prosociaux comme l’empathie et la coopération. Il considère que « les émotions sont notre boussole », s’écartant ainsi radicalement de la conception cartésienne des émotions, source de perturbations de l’esprit.
De leur côté, les théories psychologiques de l’intelligence, apparues au début du 20e siècle dans la foulée de la création du premier test d’intelligence par Alfred Binet (1857-1911), ont longtemps négligé ses relations avec les émotions. Ainsi la théorie piagétienne du développement intellectuel, basée sur la construction progressive des structures logiques de la pensée suite aux interactions du sujet avec son environnement, ne donne qu’un rôle périphérique aux émotions. Pour Jean Piaget (1896-1980), les émotions ne sont qu’une source d’énergie. Leur statut est comparable à celui de l’essence au regard du moteur : « Le fonctionnement d’une automobile dépend de l’essence, qui actionne le moteur, mais ne modifie pas la structure de la machine. » De leur côté, les différents modèles psychométriques de l’intelligence proposés au cours du 20e siècle passent largement sous silence les facteurs émotionnels et motivationnels qui peuvent influencer son fonctionnement. Toutefois, dans les années 1940, David Wechsler (1896-1981), créateur des échelles d’intelligence du même nom, publie plusieurs articles sur les facteurs non intellectuels de l’intelligence, en l’occurrence les traits de personnalité, la motivation et les émotions. Sur la base de sa longue expérience clinique, il souligne qu’il est impossible d’éliminer ces facteurs dans les performances aux tests d’intelligence. Il est dès lors nécessaire de les prendre en compte et d’estimer à leur juste valeur leur influence sur le fonctionnement.