Rencontre avec Antonio Damasio

Les émotions, source de la conscience

La conscience est généralement considérée comme une fonction mentale, abstraite et découplée des autres fonctions psychiques. Pour Antonio Damasio, on ne peut rendre compte de la conscience en l'isolant des émotions et des sentiments, et plus généralement de son inscription corporelle.

Centre Georges-Pompidou, Grande Salle. Antonio Damasio, neurologue américain très célèbre depuis la publication de L'Erreur de Descartes. La raison des émotions et Le Sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience, donne une conférence. Non pas à un parterre de neuroscientifiques ou de spécialistes des émotions, mais à un public de musiciens, chorégraphes et, il est vrai, quelques psychologues cognitivistes. Il est invité par l'Ircam (Institut de recherche et de création acoustique et musicale), institut à la double mission de recherche scientifique et de création artistique. Antonio Damasio y est bien à sa place. D'une part parce qu'il est lui-même grand amateur d'art, d'autre part parce que ses travaux scientifiques se nourrissent d'un aller-retour entre la création artistique et la démarche scientifique. « Il y a deux façons de comprendre l'univers : l'approche scientifique et la démarche artistique. Elles n'ont ni les mêmes caractéristiques, ni la même approche, mais elles permettent toutes deux de mieux connaître la condition humaine. Mais l'art, plus que la science, et c'est leur différence, est lié aux émotions. Une oeuvre d'art ne survit à travers les siècles que si elle touche réellement, si elle éveille des émotions. Pour un artiste, c'est donc très important de connecter l'imagination aux émotions. »

C'est donc un scientifique féru d'art, émerveillé par la créativité de l'humain, que nous avons rencontré pour parler de ses travaux et de leurs apports aux neurosciences cognitives.

Sciences Humaines : Pendant longtemps, on a porté au pinacle l'intelligence, les capacités d'abstraction, de résolution de problème, cette « raison » dont parle Descartes. L'essor des sciences cognitives a renforcé cette idée. Dans L'Erreur de Descartes et Le Sentiment même de soi , vous essayez de réincarner les sciences cognitives, en y introduisant les émotions, mais aussi le corps. Pouvez-vous nous décrire votre conception de l'être humain ?

Antonio Damasio : L'être humain est un organisme vivant et non un cerveau désincarné, ou un esprit décérébré. L'un des gros problèmes des sciences cognitives fut longtemps de ne se concentrer que sur les productions de la pensée, ou au mieux de la pensée et du cerveau. Elles ont ainsi créé une véritable séparation entre, d'un côté, le cerveau et la pensée, et de l'autre, le reste de l'organisme. Cela se comprend puisque les sciences cognitives voulaient comprendre la pensée. Elles se sont donc beaucoup laissées influencer par la métaphore de l'ordinateur. De ce fait, elles n'ont généralement considéré le corps que comme un support de la pensée. Rien d'autre.

Mais si l'on se place d'un point de vue biologique, cela n'a aucun sens. L'être humain n'a pas un cerveau forgé pour se réjouir d'un concerto de Mozart, mais bien parce qu'il est un organisme vivant qui doit survivre dans son environnement. Et la pensée est produite par le cerveau pour exactement les mêmes raisons. Elle est produite non pour elle-même mais pour aider à faire survivre l'organisme. Bien sûr, grâce à la pensée, l'être humain a créé une chose très puissante : la culture. Celle-ci a une certaine indépendance mais reste néanmoins le produit d'un esprit qui est lui-même issu d'un cerveau intégré à un organisme vivant, avec un corps.

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Ce point de vue offre un nouveau regard sur la pensée humaine, et permet de mieux la comprendre. Et particulièrement dans le domaine des émotions.

Car il est inconcevable de comprendre comment fonctionnent les émotions et les sentiments si on oublie le corps. Les émotions n'existent que parce que l'organisme doit s'adapter à l'environnement : la peur immobilise la proie pour mieux la camoufler, la colère donne la force d'agresser pour se défendre, le plaisir donne l'envie de réitérer ce qui s'est révélé bon pour l'individu.

Vous êtes l'un des premiers neuroscientifiques à avoir ouvert de façon si convaincante les sciences cognitives au champ des émotions. Pouvez-vous nous rappeler ce qui vous y a amené ?

Mon travail de neurologue m'amène à rencontrer des patients qui ont des lésions cérébrales. Les déficits dont ils souffrent inspirent souvent l'orientation de mes travaux. Le problème des émotions est ainsi devenu très important lorsque les symptômes de certains groupes de patients, et plus précisément d'un patient en particulier (que j'appelle Elliott dans L'Erreur de Descartes) ne pouvaient être expliqués autrement que par un changement de ses émotions. Depuis son opération, il était incapable de gérer son emploi du temps, on ne pouvait plus compter sur lui pour exécuter un travail dans un délai donné. Une fois déchargé de ses activités professionnelles, Elliott s'était lancé dans des opérations financières douteuses, qui l'ont ruiné. Du côté de sa vie privée, la situation n'était pas meilleure. Il a vécu un premier divorce, puis un bref mariage et un nouveau divorce. J'ai commencé par rechercher la cause de son comportement par des tests neuropsychologiques classiques. Mais Elliott les réussissait tous parfaitement. Tant son intelligence que son langage et sa mémoire étaient parfaitement normaux. La seule explication que j'ai pu trouver à son étrange comportement était qu'il n'était plus capable de ressentir des émotions, et spécialement des émotions de type social. J'ai alors fait l'hypothèse suivante : lorsque quelqu'un prend une décision, il ne se sert pas seulement de sa raison ou de ses connaissances. Il a aussi besoin de ses émotions pour guider son choix. Voilà pourquoi Elliott, privé d'émotions depuis sa lésion cérébrale, se trompait si souvent.