Les enjeux des mobilités quotidiennes

Révolution des transports, périurbanisation*, entrée massive des femmes sur le marché du travail, nouveaux modes de consommation, essor des activités de loisirs... autant d'évolutions qui ont transformé en profondeur ces dernières dé- cennies les mobilités quotidiennes. Plus diffuses et moins prévisibles, celles-ci se retrouvent au coeur de nom-breux débats de société.

En a-t-on pris conscience ?

Les transformations qui ont marqué les mobilités* ces dernières décennies sont à la mesure des évolutions sociales, mais aussi économiques et culturelles observées dans le même temps. C'est vrai des mobilités des biens et de l'information, mais c'est vrai aussi des mobilités des personnes.

Qu'on en juge. En l'espace de trente ans, les distances et la vitesse moyennes des déplacements quotidiens ont pratiquement doublé en France. Cette progression a concerné toutes les catégories socioprofessionnelles. Elle est particulièrement nette chez les femmes, les enfants et les personnes âgées (voir « Les mobilités en chiffres » p. 48).

Des mobilités plus diffuses.

Plus intenses et plus fréquentes, les mobilités deviennent aussi plus diffuses. Elles ne se concentrent plus à certains moments de la journée et de la semaine mais tendent à s'étaler. Au point que les notions d'heure de pointe ou d'heure creuse perdent de leur pertinence. Au point aussi que les spécialistes en viennent à dégager des typologies de mobilités en distinguant, par exemple, une mobilité « insulaire », caractérisée par des parcours et un emploi du temps routiniers, et une mobilité « d'archipel » ou de réseaux, caractérisée par des parcours moins concentrés dans l'espace comme dans le temps 1. En bref, tout porte à croire que d'un modèle fordien (tout le monde fait le même déplacement en même temps à la même heure), on est passé à un modèle post-fordien (chacun se déplace à son rythme, en fonction d'horaires moins prévisibles).

Non que les mouvements pendulaires entre le domicile et le travail (le fameux « métro boulot dodo ») ne soient plus d'actualité, mais leur poids diminue dans l'ensemble des déplacements quotidiens. De surcroît, cette forme de mobilité exprime de plus en plus un choix : alors qu'autrefois, un changement d'affectation ou la recherche d'un emploi rendaient nécessaire un déménagement (ou un exode vers la ville), aujourd'hui, celui-ci peut être remplacé par une mobilité quotidienne. Dit autrement, la mobilité professionnelle est devenue une alternative possible à la migration résidentielle.

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De monomodaux*, les comportements de mobilité des citadins deviennent multimodaux* : ils changent de modes de transport selon les circonstances, selon leurs programmes d'activités de la journée ou celui des autres membres du ménage, selon la météo ou tout simplement l'humeur...

L'intensification comme la complexification des mobilités ne résultent pas seulement de la nouvelle révolution des transports, à laquelle on a assisté ces trois dernières décennies avec l'essor des transports à grande vitesse (RER, TGV, transport aérien) et la diffusion accélérée de la voiture. Elles sont aussi la conséquence (à moins qu'elles n'en soient la cause, ou les deux à la fois) de transformations sociales, économiques, urbaines : l'arrivée des femmes sur le marché du travail et le développement de la biactivité ; la désynchronisation des temps sociaux, elle-même due à l'essor du temps libre et aux nouvelles organisations du travail (temps partiel, horaires décalés, 35 heures...) ; la périurbanisation*, autrement dit l'étalement des villes... Ajoutons l'évolution des mentalités. Longtemps, les mobilités furent perçues négativement. Si elles le sont encore du fait des nuisances qu'elles occasionnent, elles sont aussi perçues comme la marque d'une plus grande autonomie et liberté individuelles. A ce titre, elles paraissent incarner les valeurs de la modernité sinon de la postmodernité. Pour Jean-Pierre Orfeuil, de l'Institut d'urbanisme de Paris, cette valorisation des mobilités correspond à une mutation profonde, le passage d'une société fondée sur le lien communautaire à une société régie par des relations contractuelles et donc une plus grande autonomie des individus 2. Le temps où l'on vivait, travaillait, s'approvisionnait, se distrayait dans un seul et même endroit est révolu, en tous les cas pour la très grande majorité de la population.

Le rapport au territoire s'en trouve modifié. Avec le développement des moyens de transports à grande vitesse, des villes lontaines sont désormais accessibles en moins de temps que des villes pourtant plus proches à vol d'oiseau. Plus fondamentalement, les vitesses différenciées nous amènent à franchir en peu de temps des territoires variés 3.

Une activité à part entière.

A leur tour, ces transformations amènent à modifier les attentes placées dans les mobilités quotidiennes. « Se déplacer, explique François Ascher de l'Institut français d'urbanisme, n'est pas seulement un moyen d'accéder à une activité, à un lieu, à une fonction. C'est aussi un temps et une activité spécifique, qui a ses qualités propres 4 . » Autrement dit, la mobilité n'est plus un temps mort, subi entre son domicile et son travail. Pour certaines personnes, elle est même devenue plus qu'un moyen de déplacement, un mode de vie. D'où de nouvelles exigences. « D'objet trans-porté, explique Georges Amar, responsable dans les services de l'innovation à la RATP, le voyageur devient un sujet actif, y compris pendant ses déplacements. [...] Il recherche les qualités du "chez-soi" pendant les déplacements. Réciproquement, [il] équipe son "chez-soi" (son bureau, sa voiture et jusqu'à son corps) comme un noeud de réseaux ouvert sur le monde 5 . » En bref, les mobilités apparaissent comme un « principe organisateur » de la vie quotidienne.

Sans doute, les évolutions qui viennent d'être rappelées doivent-elles être nuancées. Aujourd'hui, l'essentiel des distances parcourues est le fait d'une minorité de personnes. C'est particulièrement vrai des mobilités professionnelles. D'après une analyse des recensements de 1975 et 1990, les quelques pour cent d'actifs qui parcourent les distances domicile-travail les plus élevées (plus de 40 km) réalisent près de la moitié du trafic pour ce motif (contre 10 % pour les 75 % d'actifs qui travaillent à moins de 10 km de leur domicile).