En 1999, le ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, qualifiait les Etats-Unis « d'hyperpuissance ». Dans les médias aussi bien que dans les articles académiques, les auteurs parlent d'hégémonie et de domination pour qualifier le rapport que les Etats-Unis entretiennent avec le reste du monde. Si la vision de la puissance économique, politique ou culturelle des Etats-Unis est souvent superlative, on doit se souvenir qu'elle varie beaucoup et rapidement 1.
Il y a une vingtaine d'années, la perception de la puissance américaine était tout à fait inverse. Elle correspondait à des reculs géostratégiques majeurs face à l'URSS. Dans le registre économique, on assistait également à une modification de la place des Etats-Unis. La suprématie américaine, qui avait été outrageuse dans l'immédiat après-guerre du fait des destructions en Europe et au Japon, était mise à mal. L'Amérique vivait alors un syndrome de décadence. C'est le moment où le livre du sociologue Paul Kennedy sur la naissance et la fin des empires (Naissance et déclin des grandes puissances, Payot, 1989) connut un succès sans précédent, aussi bien aux Etats-Unis qu'en Europe et au Japon. P. Kennedy y soutenait l'idée que sur le long terme, il existe une corrélation obligatoire entre la puissance économique et la puissance militaire, et que le déclin économique des Etats-Unis (qui à l'époque ne faisait guère de doute) entraînerait leur déclin politique.
Mais dans les années 90, les Etats-Unis sont devenus la seule grande puissance planétaire : l'URSS s'est totalement effondrée en 1991 et les derniers Etats se réclamant du communisme (Chine, Viêtnam, Corée du Nord, Cuba) ne constituent pas une menace crédible pour la puissance américaine. Au plan économique, les Etats-Unis ont su rebondir, et c'est tout au contraire le Japon - apparemment triomphant dans les années 80 - qui a subi une crise durable. L'industrie électronique, les services et les industries de communication américains ont connu un essor spectaculaire.
Tous ces événements ont entraîné une diffusion sans précédent du « modèle » culturel et politique américain, même s'il se heurte à de profondes résistances.
La plus puissante économie
Un tel retournement, autant dans la perception que dans la réalité, mérite explications. Comment s'est forgée la puissance américaine sur le long terme ? Pourquoi a-t-elle semblé décliner irrémédiablement et est-elle aujourd'hui apparemment si importante ? L'est-elle vraiment ? Comment comprendre les ressorts de l'action des Etats-Unis ? Sont-ils avant tout déterminés par des contraintes et des logiques internes ?, etc.
Répondre à ces questions impose d'examiner l'histoire de l'ascension de l'Amérique, mais conduit à relativiser la capacité supposée des Etats-Unis à maîtriser leur action dans le domaine international. Une illusion ne doit pas en chasser une autre : pas plus que l'Amérique n'était en déclin il y a quinze ans, elle n'est aujourd'hui toute-puissante. C'est à la fin du xixe siècle que les Etats-Unis sont devenus la principale puissance industrielle. En 1913, ils représentent plus du tiers de la production industrielle mondiale. C'est le temps du taylorisme (rationalisation de la production à grande échelle), de la productivité et des salaires élevés, de l'essor des universités et des dépôts de brevet. C'est le premier âge d'or du capitalisme industriel.
Mais à partir de 1929, les Etats-Unis s'enfoncent dans une crise de surproduction qui aura des conséquences effroyables : de 1929 à 1933, la production industrielle est divisée par deux et le chômage touche jusqu'au quart de la population. Le New Deal du président Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) marquera une transformation essentielle du capitalisme américain, et par voie de conséquence mondial. Pendant une cinquantaine d'années, l'Etat interviendra fortement pour orienter les grandes priorités économiques, réguler la concurrence et la protection douanière. Cette politique sera d'ailleurs adoptée par l'ensemble des pays industrialisés (politiques keynésiennes), aboutissant à une régression du taux d'ouverture des économies développées vers l'extérieur.
La Seconde Guerre mondiale aura quant à elle des conséquences considérables sur la place relative des économies. L'Europe et le Japon en sortent détruits, alors que les Etats-Unis ont accru leur capacité productive. Au lendemain de la guerre, la supériorité américaine en matière économique est écrasante : son marché intérieur est alors huit fois plus important que le plus grand des autres marchés ; les ouvriers américains sont les plus qualifiés ; les technologies américaines sont de loin les plus avancées ; l'investissement et le management sont les plus efficients 2. Les années 40 à 60 sont donc principalement celles de la puissance industrielle et de l'American dream. Elles vont être progressivement marquées par la Guerre froide, dont les conséquences économiques seront très importantes dans la période suivante. La constitution et le renforcement d'un « complexe militaro-industriel », qui lie l'appareil politique et administratif de l'Etat fédéral à une industrie militaire gigantesque, constituera l'une des grandes réalités des années 60 et 70. Cette politique industrielle fondée sur la compétition militaire et politique avec l'URSS se couple avec la capacité des industriels américains à réaliser dans cette période des investissements à l'étranger : en 1973, la moitié des investissements directs à l'étranger sont américains (100 milliards de dollars).
Si les années 40 à 60 avaient été celles de l'apogée, les années 70 et 80 furent à l'inverse celle du déclin relatif et de la transformation économique. De nouveaux pays industriels (Japon, Allemagne) émergent et concurrencent une Amérique dont l'économie se centre de plus en plus sur les services. Les Etats-Unis voient se creuser de plus en plus leur déficit commercial et choisissent des politiques unilatérales protectionnistes, et la dévaluation du dollar. De 1971 à 1976, une crise de régulation financière majeure met à bas les accords monétaires de 1944 (Bretton Woods). Le réveil est brutal. Dans les années 80, les Etats-Unis subissent une crise majeure de leur appareil industriel. Tous les avantages qui avaient fait leur avance sont alors perdus 3. Dans les années 80, on s'alarme de la puissance japonaise montante qui a par exemple conquis un tiers du marché automobile américain, symbole de la vitalité et de la puissance des Etats-Unis.
C'est pourtant au moment le plus fort de la désindustrialisation et des « humiliations industrielles » (prise de contrôle par l'industrie japonaise de fleurons historiques de l'économie américaine) que le sursaut et la transformation se dessinent. La deuxième grande mutation du capitalisme s'engage. Elle se fondera, comme la précédente, sur le renforcement des rapports entre l'Etat, la société et les entreprises, et d'autre part sur la transformation du management et du fonctionnement des entreprises elles-mêmes. Alors que l'intervention de l'Etat s'était appesantie depuis les années 30, le gouvernement central, sous les administrations Carter et surtout Reagan, fait le choix inverse. Il impulse pour les échanges internationaux une dérégulation compétitive (appelé bien vite « globalisation ») destinée à forcer l'accès aux marchés protégés comme le Japon. Dans le même temps, aux Etats-Unis, « les entreprises, les grandes mais aussi les petites, ont trouvé un allié indéfectible dans l'Etat fédéral, qui n'hésite pas à mettre toute sa puissance diplomatique au service de leurs intérêts, tandis que les Etats fédérés, les comtés, les villes se mobilisent également au service de la reconquête de la supériorité industrielle » 4 . En une décennie, l'innovation redevient le moteur de l'économie américaine, dont la croissance sera, au cours des années 90, ininterrompue. Elle se fondera notamment sur le dynamisme des nouvelles technologies et de la new economy.