« Les gens veulent voir des frontières », déclarait Donald Trump en visite en Écosse au lendemain du référendum britannique sur la sortie de l’Union européenne de 2016. Selon Manuel Valls, l’élection du milliardaire aurait révélé le « besoin de frontières » qui se fait jour dans le monde contemporain. Il contredisait ainsi le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, qui, quelques mois plus tôt, expliquait que ces mêmes frontières étaient « la pire invention que les responsables politiques aient jamais faite ».
La victoire de D. Trump a d’ailleurs été proclamée un jour on ne peut plus symbolique : le 9 novembre, soit vingt-sept ans exactement après la chute du mur de Berlin. Serions-nous ainsi passés d’un monde à l’autre, celui de l’ouverture des frontières à celui de leur fermeture ? Les choses sont, en réalité, un peu plus complexes.
Fin du 20e siècle : de la stabilisation à l’ouverture des frontières
Sur Terre, l’achèvement de la décolonisation et la fin de la guerre froide ont eu pour conséquence la création de plusieurs dizaines de nouveaux pays indépendants, et donc d’autant de frontières internationales. En 1990, les Nations unies comptaient 159 membres. En 2020, ils sont 193, auxquels s’ajoutent quatre entités non membres ou non étatiques, soit un total de 197. C’est près de quatre fois le nombre de pays signataires (51) de la charte de San Francisco en 1945 qui définit les principes de l’Onu. Paul Valéry annonçait en 1945 : « Le temps du monde fini commence. » C’était un peu tôt, mais à présent nous y sommes. La Terre est presque entièrement couverte de territoires souverains, avec 311 frontières. Seul l’Antarctique n’est que divisé en zones de présence et de revendications. En mer, en revanche, le processus n’est pas achevé : sur quelque 450 frontières théoriques, un bon tiers seulement a été délimité.
Entre 1945 et 1975, nombre de territoires ont été incorporés par la force, notamment des vestiges d’anciennes colonies : Sahara espagnol, comptoirs indiens, îles du détroit d’Ormuz, Timor oriental… Aujourd’hui, cette forme d’appropriation territoriale est devenue un tabou. L’annexion en 1981 du Golan n’est pas reconnue. Celle des Malouines a été repoussée en 1982. L’invasion du Koweït par les forces irakiennes a déclenché une mobilisation internationale sans précédent en 1990. On a pu décompter 14 prises de gages territoriaux dans les années 1980, 10 dans les années 1990, et deux seulement dans les années 2000, ainsi que dans les années 2010.
Une nouvelle norme s’est imposée : le principe uti possidetis juris (« ce que vous avez, vous le posséderez »). Il fait désormais partie de la coutume juridique. Le temps n’est plus où des diplomates européens dessinaient les frontières sur une carte. C’est une bonne nouvelle, car il a été démontré que le maintien des frontières existantes est encore la « moins pire » des manières de tracer une frontière, et la meilleure pour limiter les risques de conflit ultérieur.
Le 20e siècle a aussi connu des sécessions – Union soviétique, Tchécoslovaquie, Indonésie, Soudan… – et des fusions – Vietnam, Allemagne, Yémen… – mais aucune n’a jamais donné lieu à des frontières entièrement nouvelles. Historiquement parlant, c’est sans précédent. À une exception potentielle près : la question palestinienne. Non qu’il s’agisse du seul exemple d’occupation (Sahara occidental…) ou du seul territoire dont la situation juridique demeure incertaine (Chypre…). Mais un futur État palestinien hériterait de frontières résultant, pour l’essentiel, des combats de 1948.
Dans le même temps, trois forces puissantes ont contribué à réduire l’importance des frontières :
• Depuis trente ans, le discours universaliste a subi une inflexion majeure. Du pacifisme, qui pendant plus d’un siècle a présenté les frontières comme autant d’obstacles à la compréhension entre les peuples et à la paix, et dont le marxisme, sur ce point, se voulait une variante, nous sommes passés à un nouveau « sans-frontiérisme ». Celui-ci résulte de la convergence du discours environnementaliste et du discours humanitaire. Le premier encourage la coopération afin de conjurer les menaces qui « ne connaissent pas de frontière » : Tchernobyl et le « trou dans la couche d’ozone » ayant servi d’avertissement. Le second, incarné par Médecins sans frontières, cherche à limiter ou à écarter la souveraineté nationale. Le « droit d’ingérence » est apparu au tournant des années 1989-1990 à propos de la révolution roumaine puis de la répression du soulèvement kurde en Irak. Vint ensuite le tour de la « responsabilité de protéger » au début des années 2000. Plus récemment, nombre d’organisations non gouvernementales ont appelé à l’ouverture des frontières aux migrants. L’une des plus actives en Europe s’appelle d’ailleurs No Borders.