Festival International de Géographie

Les géographes et la nature

Qu'est-ce que la « nature » ? Comment concilier croissance et protection de l'environnement ? A quoi servent les parcs naturels ? A qui appartient le littoral ? Quel est l'apport spécifique de la géographie dans la compréhension de la « nature » et de ses enjeux ?... Telles sont quelques-unes des questions qui seront abordées à l'occasion de la dixième édition du Festival international de géographie (FIG) de Saint-Dié-des-Vosges, organisé du 30 septembre au 3 octobre1999 autour du thème « Vous avez dit nature ? Géographie de la nature et nature de la géographie ». Outre la présence de spécialistes de géographie aussi bien physique qu'humaine, ce festival sera aussi l'occasion de croiser le regard de géographes avec celui d'autres représentants des sciences sociales : historiens, sociologues, économistes...

Les géographes - ce n'est un secret pour personne - souffrent d'un grand déficit d'image. Nombreux sont ceux (parmi les professeurs et les élèves de l'enseignement secondaire, notamment) qui continuent à considérer que cette discipline accumule des faits aussi précis qu'ennuyeux : nomenclatures de pays, de villes, de fleuves, de montagnes, assorties de statistiques démographiques ou économiques plus ou moins « moulinées ». L'opinion des chercheurs en sciences humaines n'est généralement pas plus flatteuse. Pour eux, le géographe est là pour planter le décor naturel et, tout au plus, décrire les phénomènes variés qui s'inscrivent dans l'espace et sont susceptibles d'être cartographiés.

La géographie paie cher l'enfermement pendant des décennies d'une partie de ses praticiens dans des approches strictement géomorphologique, démographique ou économique, excluant toute autre réalité, y compris les rapports entre celles-ci, de peur de tomber dans le déterminisme honni. Elle paie aussi un refus du pragmatisme, une marginalisation du « terrain », non pas forcément celui qui se pratique avec ses pieds, mais celui de la réalité observable, brute et qu'il faut décortiquer, analyser, confronter pour comprendre. Peut-il exister des sciences qui ne soient pas d'abord d'observation ? Une science fondée avant tout sur des concepts que l'on plaque sur la réalité peut faire illusion, mais n'explique pas grand-chose et s'enferme vite dans un langage abscons qui l'isole du commun des mortels. Qu'on ne se méprenne pas : l'invention et l'usage de concepts sont indispensables, mais dans une démarche constante d'aller-retour avec l'humble réel et les questions pratiques que se pose la société. Faux débat que celui de la préférence à accorder à la méthode inductive- et empirique ou à la méthode hypothético-déductive- : les deux sont nécessaires et à utiliser de concert sans exclusive. Aujourd'hui, la géographie sort lentement de ses complexes de science « molle » - en existe-t-il de vraiment dure ? - et en même temps se tourne résolument vers l'application à toutes les actions de l'humanité sur son espace vital. Parmi les signes d'un renouveau de la discipline, on remarque depuis quelques années le retour en scène des géographes de l'environnement. Sans doute est-il un peu tôt pour que disparaisse l'expression « géographie physique ». D'ailleurs, certains représentants de la géographie dite « humaine » en profiteraient pour ne pas se remettre en cause ! Cela dit, au-delà de leur légitime spécialisation en géomorphologie, en climatologie, en hydrologie ou en biogéographie, les géographes « physiciens » sont de plus en plus nombreux à envisager les interactions des différents éléments de la « nature » entre eux, et surtout entre ceux-ci et l'action des sociétés humaines.

En réalité, l'idée d'une unité de la discipline n'excluant pas les spécialisations de recherche n'est pas neuve. Elle remonte en France aux pères fondateurs : Paul Vidal de La Blache, Jean Brunhes, Max Sorre. Dès avant la dernière guerre, Pierre Deffontaines créait chez Gallimard une collection intitulée « Géographie humaine ». Sur la quatrième de couverture de chaque volume, on pouvait lire le manifeste suivant : « La géographie est une des premières sciences de l'humanité, aussi ancienne que la curiosité des hommes pour la terre qui les porte, mais elle est aussi une science totalement rajeunie... Nous abordons cette étude suivant quatre orientations : d'abord la bataille que les hommes ont menée et mènent encore contre les éléments pour améliorer leur sort et limiter leurs aléas. Cette section est intitulée : l'Homme et les Eléments... » Parurent sous cette rubrique des ouvrages de P. Deffontaines lui-même (L'Homme et la Forêt), de Jules Blache (L'Homme et la Montagne), d'Edgar Aubert de la Rüe (L'Homme et les Iles, L'Homme et le Vent), de Marcel Hérubel (L'Homme et la Côte), etc. Mais dans le même temps, Emmanuel de Martonne, gendre de P. Vidal de La Blache et maître de la géographie française depuis le Congrès de Versailles (où il fut expert) jusqu'aux environs de 1950, poussait de plus en plus la discipline d'une approche globale de l'espace (y compris dans ses dimensions politiques et culturelles) vers une géomorphologie, toujours plus proche de la géologie. Ses carnets de dessins en témoignent.

A l'orée du renouveau, on rencontre un géographe paradoxal : Jean Tricart, aujourd'hui actif retraité de l'université de Strasbourg. En tant que membre du Parti communiste - qu'il quittera plus tard - il écrit en 1956 dans La Pensée (n° 69, sept.-oct.) un article vigoureux intitulé « La géomorphologie et la pensée marxiste ». Le ton est donné dès les premières lignes : « Depuis la révolution socialiste soviétique de 1917, la pensée marxiste connaît un développement impétueux. Dans les pays démocratiques, c'est sur elle que repose la marche radieuse vers une vie meilleure. »

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Le retour à l'environnement

Un peu plus loin, cependant, au milieu de la récitation des certitudes idéologiques de l'époque, l'article met le doigt sur un point essentiel : « Les applications de la géomorphologie permettent essentiellement de sauvegarder, pour des générations, les richesses naturelles, par exemple en entravant l'érosion des sols ou en améliorant la nature. Or, le capitalisme n'a jamais envisagé que la spéculation et le profit immédiat. Dans ces conditions, il ne pouvait guère tirer profit de la géomorphologie dans son ensemble. » Certes, la phraséologie finale date un peu, mais le souci de réfléchir à l'utilité sociale de la géomorphologie et, d'une manière générale, de la géographie, pas du tout. Et celui-ci ne quittera plus J. Tricart qui dès lors parcourt le monde et conseille les gouvernements et organismes d'aménagement qui requièrent ses services, en particulier en Amérique latine. Son caractère rugueux - qu'il me pardonne ce qualificatif affectueux - et son redoutable talent de polémiste l'ont sans doute empêché de jouer un rôle plus important en France, alors que ses recherches étaient réellement d'avant-garde et bien au-dessus de la mêlée idéologique, quoi qu'il en ait lui-même pensé. Son oeuvre est néanmoins abondante et toujours novatrice ; on citera parmi bien d'autres : L'Epiderme de la terre. Esquisse d'une géomorphologie appliquée (Masson, 1962), La Terre, planète vivante (Puf, 1972), Ecogéographie des espaces ruraux (Nathan, 1994).