Les Indiens et « l'effet de réel »

Quels liens se nouent entre les images et la réalité ? Un exemple édifiant avec les Indiens Huni Kuin à qui l'on a présenté pour la première fois un film documentaire, et qui réagirent de manière inattendue.

Le 28 décembre 1895 eut lieu la première projection en public d'un film des frères Lumière - L'Arrivée d'un train en gare de la Ciotat - au Grand Café du boulevard des Capucines à Paris. Cette séance devint vite célèbre, car on rapporte que les spectateurs s'affolèrent devant les images du train fonçant dans leur direction, et que certains d'entre eux se cachèrent sous leur siège alors que d'autres s'enfuirent en hurlant... Cette histoire, devenue légendaire (et de ce fait, probablement déformée), possède l'intérêt de révéler une croyance fort répandue dans le monde moderne : les images de cinéma produiraient un « effet de réel » bien supérieur à toutes les autres formes de représentations, car elles seraient les plus proches de la vision « naturelle » de l'oeil humain. Cette croyance est si forte qu'on l'a supposée partagée par les humains du monde entier : les images nous effraient car elles semblent vraies, et donc la même réaction doit se produire chez tout spectateur, en particulier naïf et sauvage. Ainsi, dans Tintin au Congo (dessiné par Hergé en 1931), lorsque les habitants d'un petit village du Congo belge visionnent un film sur lequel on voit le sorcier local, manipulé par un méchant colon, jeter un sort à Tintin, ils lancent leurs armes sur l'écran, pensant ainsi atteindre l'indigne sorcier et son complice. Du Grand Café aux rives du fleuve Congo, les premiers contacts avec le cinéma devraient donc être marqués par un effet de réel précédant toute autre interprétation. Mais quel crédit accorder à cette croyance ?

De la nature du lien photographique

Une expérience faite en Amazonie chez les Indiens Huni Kuin, auparavant nommés Cashinahua, nous a enseigné que pour être vues, les images doivent d'abord être lues. Depuis l'épidémie de rougeole qui avait suivi le passage du cinéaste Harald Schultz dans cette région de l'Amazonie péruvienne, le rapport viseur/appareil/photographie était resté incompris des Huni Kuin : ils voyaient surtout dans l'objectif de la caméra une arme pointée vers une victime possible de la maladie (voir l'encadré, p. 34). Je résolus donc d'utiliser essentiellement, lors de mon premier séjour sur place, un appareil qui produit des tirages photographiques instantanés, le Polaroïd. De cette manière, mes hôtes se rendirent compte que l'appareil photographique n'était pas qu'un simple viseur, mais produisait aussi des images. Ce qui eut pour effet de les rassurer un peu. Mais une question subsistait : qu'allions-nous faire de ces images ? Car l'image photographique est une reproduction qui apparemment supposait, pour les Huni Kuin, une relation profonde à l'objet. En conséquence, posséder une photographie de quelqu'un, c'était avoir un lien avec lui, et la nature de ce lien, qu'ils ignoraient, les inquiétait.

Soucieux de réduire l'impact de leur première rencontre avec les images, je tâchais d'expliquer qu'en Occident, la reproduction photographique n'entretient pas nécessairement un lien très compromettant avec ce qu'elle représente. Je voulais exprimer, par-là, que la photographie n'était pas dangereuse en soi et qu'ils pouvaient se faire photographier sans aucune inquiétude. Je n'ai bien sûr réussi à convaincre personne. Et les Huni Kuin en voulaient pour preuve que je ne m'y intéresserais pas avec autant d'ardeur si ces images n'avaient aucun lien avec eux. Certains interlocuteurs me firent remarquer que les missionnaires faisaient aussi des photographies, mais uniquement des gens qui collaboraient avec eux... Les autres n'y avaient pas droit. Moi, qui allais-je photographier : mes amis ? Tout le monde ? Où arrêterais-je ma sélection ? Et surtout dans quel but ?