Entretien : Dominique Schnapper, sociologue

« Les nations se sont longtemps méfiées des diasporas »

À la fois dedans et dehors, intégrées et étrangères, les diasporas étaient une présence inquiétante. Les appartenances transfrontalières menacent-elles véritablement les États-nations ?

Vous évoquez dans votre livre la méfiance qu'ont longtemps éprouvé les nations à l'égard des diasporas. Comment l'expliquez-vous ?

Dans sa forme accomplie, le projet national reposait sur l'appartenance exclusive à la nation. Le principe de l'Etat-nation était la confusion entre la fidélité identitaire et l'appartenance politique. Les diasporas compliquaient le tableau car leurs membres, les Juifs par exemple, participaient à la nation en tant que citoyens mais conservaient, malgré une participation politique le plus souvent très loyale, une fidélité à un « peuple » dispersé dans l'espace mondial. Ils ne répondaient pas totalement à l'exigence d'exclusivité de l'Etat-nation.

Peut-on dire que les nations se sont construites contre les diasporas ?

Le projet de l'Etat-nation était contradictoire avec l'existence de la diaspora et les nationalistes entendaient la réduire. Avec un certain succès d'ailleurs : lors de la Première Guerre mondiale, les Juifs allemands et les Juifs français se sont combattus sans état d'âme. Ils étaient d'abord citoyens allemands ou français. Le judaïsme était pour eux une donnée spirituelle ou religieuse. Les catholiques français pouvaient également se battre contre des catholiques italiens ou allemands. L'Etat-nation au temps des nationalismes triomphants, dans les Etats démocratiques en tout cas, a réduit l'identification diasporique à un sentiment purement religieux et symbolique, mais non politique.

Dans votre livre, l'antisémitisme est en partie lié à cette méfiance à l'égard d'une population qui maintient une multiplicité d'attaches...

L'antisémitisme est bien plus ancien que les Etats-nations. Mais il est vrai qu'au temps des Etats-nations triomphants, disons jusqu'à 1939, le vieil antisémitisme chrétien a été recyclé avec un argumentaire nouveau. Cela à un moment où le religieux était moins puissant pour organiser la vie sociale. L'affaiblissement de l'antijudaïsme chrétien coïncide avec l'affaiblissement du pouvoir de l'Eglise. Ce n'est pas par hasard si le mythe du Juif errant se renouvelle à l'époque des nationalismes. Le Juif est celui qui n'est ni totalement installé dans une nation, ni exclusivement défini par son appartenance à celle-ci. L'antisémitisme est alors reformulé en invoquant le Juif par nature étranger au patriotisme. Alfred Dreyfus ne pouvait qu'être traître parce qu'il était juif. C'est pathétique, car comme le monde juif auquel il appartenait, A. Dreyfus était passionnément patriote.