L’Europe n’est plus le champ de bataille du monde. Il reste évidemment de notables exceptions, à l’instar des guerres successives qui ont ravagé l’ancienne Yougoslavie ou celle, plus contenue, qui affecte aujourd’hui l’Ukraine. Pourtant, le constat est évident : l’Europe n’est plus ce champ de bataille sur lequel se sont construites les relations internationales modernes. Comprenons-nous bien : la guerre n’a bien sûr jamais épargné la moindre région du monde, mais elle a occupé une place centrale et fondatrice dans l’histoire du Vieux Continent jusqu’à forger les relations internationales modernes dans leurs moindres détails et reléguer les autres conflits dans une marginalité qui les fait disparaître aujourd’hui des manuels d’histoire.
Ce lien intime entre la guerre européenne et les relations internationales modernes a eu d’énormes conséquences. Il a d’abord contribué à construire les États occidentaux, à dessiner leurs contours, à renforcer leur légitimité, à leur donner une signification nationale, à consolider leurs institutions, à conférer un sens aux catégories de notre pensée internationale : souveraineté, territoire, sécurité, intérêt national. Ce phénomène avait attiré l’attention du grand historien américain Charles Tilly 1 ; il prend tout son sens dans une perspective comparative : la guerre n’a pas eu en Afrique, en Asie ou en Amérique latine les mêmes effets, aussi étroitement structurants : peut-être est-ce là une raison de plus de distinguer l’État européen des autres formes de système politique ayant eu cours ailleurs…
Mieux encore, notre système international moderne – que l’on nomme « westphalien 4 » du nom des traités qui mirent fin à la guerre de Trente Ans (1648) – épouse dans son droit et sa configuration les traits de la guerre interétatique. Celle-ci apparaît dès Thomas Hobbes, puis chez Carl von Clausewitz et Carl Schmitt comme l’état normal des relations internationales : notre Europe est bel et bien la fille aînée de la guerre dans sa facture classique.
États de guerres, guerres sans États
De nos jours, la grande majorité des guerres se trouve en Afrique ou en Asie : le Moyen-Orient, l’Afrique sahélienne et l’Afrique centrale couvrent à eux seuls près des trois quarts des conflits recensés. Ce déplacement a évidemment une importance géopolitique. Mais il y a bien plus, il révèle une double transformation, profonde et déterminante : la guerre change de sens. La guerre d’hier fondait et renforçait l’État, celle d’aujourd’hui résulte le plus souvent d’une trop grande faiblesse des États et de leur décomposition. La guerre était le produit d’une compétition de puissance et d’une rivalité entre puissants, elle est maintenant une marque de faiblesse, voire de pauvreté. La superposition entre la carte des guerres et celle des IDH (indices de développement humain) est de ce point de vue saisissante. Des côtes atlantiques du Sahel jusqu’à la corne de l’Afrique et du Yémen à l’Afghanistan apparaît ainsi une vaste zone qui descend jusqu’aux confins des anciennes Rhodésies…