« Exister (...), c’est différer, être différent (1) » : voilà, présentée sous une forme lapidaire, l’idée centrale que Pierre Bourdieu disait avoir voulu développer dans son maître ouvrage, La Distinction (1979). À grand renfort de statistiques, d’entretiens, de descriptions et de photos, le sociologue montrait en effet comment la culture et les styles de vie fonctionnaient, dans la société française, comme des machines à produire des différences et des hiérarchies. Il mettait ainsi en évidence le fait qu’il existe une certaine correspondance entre la hiérarchie des pratiques culturelles et celle des groupes sociaux. Les formes les plus légitimes, les plus « nobles », de culture (visite des musées et galeries, opéra) sont appropriées par les classes supérieures. Ces dernières sont singées par les classes moyennes, qui se contentent de produits « dégriffés », ersatz de culture légitime : jazz en lieu et place de musique classique, photographie, revues de vulgarisation, cinéma… Les classes populaires, elles, tendent à s’auto-exclure du jeu de la culture (« ce n’est pas pour nous »), se contentant de « produits culturels de grande diffusion » : variété, spectacles sportifs, télévision, romans policiers… Même lorsque des pratiques sont partagées par tous les groupes : en matière de musique classique, les ouvriers diront préférer Le Beau Danube bleu, tandis que les cadres préféreront « le clavecin bien tempéré ». Certains iront à la piscine pour se détendre, d’autres iront, tôt le matin, faire des longueurs. C’est ainsi dans virtuellement toutes les pratiques (logement, tourisme, alimentation) que s’exprime ce système de différences de classes. Et même de fractions de classe : les classes supérieures sont par exemple les principales consommatrices de théâtre mais, en leur sein, les individus les mieux dotés en capital culturel (enseignants du supérieur par exemple) s’orienteront davantage vers le théâtre d’avant-garde et mépriseront le théâtre de boulevard prisé par les mieux dotés en capital économique (patrons, professions libérales).
Du snob à l’omnivore
Bourdieu montre ainsi comment la logique de distinction traverse une société en forme de poupée gigogne : les oppositions entre groupes sociaux se répercutent au sein de ces groupes ainsi que dans les différents champs (littéraire, scientifique, politique…) dans lesquels s’investissent les agents. Dans ce jeu infini de la distinction, le goût est souvent un dégoût du goût des autres, d’où un renouvellement incessant des objets sur lesquels elle se porte au fur et à mesure que ce qui était distingué se banalise. Le sociologue insiste cependant sur le fait qu’il ne faut pas voir là une recherche explicite de distinction : les choix que nous opérons, les jugements que nous portons sur le beau et le laid sont le produit de notre habitus, c’est-à-dire des manières de penser, d’agir et de sentir que nous avons incorporées à travers notre éducation et notre milieu familial, et qui guident nos choix de manière non consciente. C’est ce qui fait l’avantage des dominants qui, réussissant à imposer leur style de vie comme étalon du bon goût, n’ont qu’à être ce qu’ils sont pour être ce qu’il faut être, l’intention même de distinction (ostentation, tape-à-l’œil et autres formes de bling-bling) étant à cette aune l’« une des formes les plus abhorrées du “vulgaire” en tout opposé à l’élégance et à la distinction que l’on dit naturelles, élégance sans recherche de l’élégance, distinction sans intention de distinction ».
Véritable tour de force, La Distinction a longtemps subjugué les sociologues. Ce n’est que récemment que le modèle qu’il expose a été soumis à une critique approfondie, en particulier parmi les spécialistes des pratiques culturelles. Ces derniers ont tout d’abord pointé les transformations morphologiques qu’a connues la société française depuis trente ans : tertiarisation de l’économie, déclin des paysans et des ouvriers, montée en puissance des employés, forte croissance des cadres… Le paysage social n’est plus le même. Mais le paysage culturel a lui aussi été bouleversé, avec la place centrale prise par la télévision, l’arrivée d’Internet, la montée en puissance des industries culturelles… Résultat : tout semble indiquer que le « bon goût » ne règne désormais plus sans partage. Au milieu des années 1990, le sociologue Richard Peterson montre qu’en matière musicale, les classes supérieures américaines sont désormais moins « snobs » qu’« omnivores », avec un goût marqué pour l’éclectisme : jazz, rap, classique, musiques du monde…, tout semble doux à leurs oreilles (2). En 2004, Bernard Lahire généralise en quelque sorte le constat d’un désajustement entre hiérarchie des pratiques et hiérarchie sociale : dans La Culture des individus (3), il montre par exemple que les pratiques légitimes sont loin d’être une norme au sein même des classes supérieures : 56 % de leurs membres ne sont jamais allés à l’opéra, et seuls 15 % ont pour genre de film préféré les « films d’auteur ». Inversement, ces derniers sont nombreux à « s’autoriser » des pratiques peu légitimes, comme la visite de parcs d’attractions (25 %), l’écoute de variété française (39 %), la télévision (61 % la regardent tous les jours). À partir d’une enquête dans des lycées, Dominique Pasquier montre que chez les jeunes, hormis quelques établissements huppés, c’est carrément la culture « de masse » qui est devenue dominante (jeux vidéo, télévision, R’n’B…) et circule entre élèves, les goûts légitimes ne se cultivant plus qu’un peu honteusement, et en tout cas pas en public (4)...