Les origines du capitalisme

Le développement de l'économie européenne a débuté au Moyen Age, et s'est accéléré à partir du xvie siècle. Mais la grande rupture est venue du processus d'industrialisation à partir de la fin du xviiie siècle. En moins d'un siècle, l'économie entrait dans une croissance ininterrompue jusqu'à nos jours.

Depuis près de deux siècles, économistes et historiens tentent de comprendre pourquoi les sociétés européennes se sont engagées à la fin du xviiie siècle dans une mutation économique sans précédent, aboutissant à une croissance continue jusqu'à ce jour. Ils ont d'abord privilégié l'idée que les innovations techniques du xviiie siècle (la machine à vapeur, le métier à tisser, les procédés métallurgiques et l'utilisation du charbon) avaient déclenché le développement du capitalisme industriel. On distingue ainsi couramment une première révolution au xviiie siècle, une deuxième fondée sur l'acier, l'électricité, l'automobile et la chimie au tournant des xixe et xxe, et une troisième depuis les années 1970, fondée sur l'électronique et les réseaux 1. Les recherches contemporaines s'interrogent en fait sur de nombreuses questions :

- le rôle du progrès technique, celui des facteurs de production et de leur accumulation préalable (capital, main-d'oeuvre) ;

- l'analyse de l'évolution des pouvoirs d'achat à l'aube de l'industrialisation et le rôle de la croissance démographique ;

- l'étude des formes d'organisation de la production, notamment les différences entre les formes préindustrielles et industrielles ;

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- les liens avec le libéralisme et les formes institutionnelles conditionnant les marchés (David North, prix Nobel d'économie en 1993, a par exemple souligné l'importance historique de la constitution des règles, normes, codes de conduites sociales dans la croissance économique) ;

- l'étude des valeurs religieuses et des comportements de consommation, etc.

La plupart des auteurs majeurs ont privilégié l'un des facteurs explicatifs (facteur technique, démographie, formes institutionnelles...), mais la révolution industrielle a des causes multiples et s'enracine dans des évolutions sociales et politiques.

L'historien Patrick Verley souligne d'ailleurs que « si l'étude de la révolution industrielle en "pièces détachées" ne présente pas de difficulté insurmontable, il n'en va pas de même lorsqu'on s'essaye à leur assemblage2. »

Les vertus de la compétition

Quoique radicalement nouvelle, la révolution industrielle est cependant inscrite dans le long terme de l'expansion commerciale et politique européenne qui a débuté quelques siècles plus tôt. Une littérature abondante, particulièrement aux Etats-Unis tente de comprendre les origines de l'expansion et la richesse européenne. Pour N. Rosenberg et L.E. Birdzell par exemple 3, la chance majeure de l'Occident est venue de son malheur initial : la disparition du système d'unification politique impérial romain, et donc la compétition permanente entre toutes petites unités politiques indépendantes. Tout récemment, l'historien David Landes, dans un tableau général de l'histoire économique de l'humanité, reprend à son compte la même thèse désormais courante. Il souligne l'importance de la révolution agraire et du développement économique du xiie siècle, qui ont accru le nombre de consommateurs et enclenché le début de l'expansion (croisades, reconquista, commerce au long cours, etc.). David Landes estime qu'à toutes les époques, ce sont principalement les facteurs culturels et systèmes de valeurs qui déterminent l'expansion économique, la richesse ou la pauvreté des nations 4. Fernand Braudel avait souligné quant à lui l'importance des villes marchandes 5 (Venise, Amsterdam, Londres, New York) qui se sont succédé comme centres de l'économie européenne, puis mondiale. Les villes-centres constituaient les points de convergence des grands flux de marchandises et de leur réexpédition vers la consommation intérieure. Durant le Moyen Age, où l'Islam, l'Inde et la Chine étaient plus développés que l'Europe, Venise importait les produits de luxe, les épices du Levant et de l'Orient, et les redistribuait. Aux xve et xvie siècles, unifiés politiquement, les deux centres de développement du commerce et de la transformation économique se trouvent en Italie et en Flandres. Ces deux régions, liées depuis longtemps par des flux continus, captent la quasi-totalité du commerce mondial en pleine expansion du fait des découvertes et de la colonisation naissante. Les Pays-Bas (Anvers, Amsterdam) deviendront aux xvie et xviie siècles le point majeur de la réexpédition de l'or et de l'argent venus d'Amérique, de la transformation des textiles et du commerce international en général. En Europe, les intermédiaires des marchands d'Amsterdam achetaient et vendaient au sein de réseaux de plus en plus denses. Au temps de Colbert par exemple, les Pays-Bas possédaient 16 000 vaisseaux contre 200 pour la France ! Cette flotte mouillait dans pratiquement tous les ports du monde. L'Europe des xvie et xviie siècles peut être considérée, de ce point de vue, comme une économie unifiée, où les villes italiennes puis les Pays-Bas dominent le commerce et la finance. Cette économie internationale ouverte ne touchait qu'une faible partie des sociétés, la part urbaine, puisque l'essentiel de la richesse et de la population était encore rural 6. Au même moment, l'émergence des Etats-Nations et de leur politique de puissance passait elle aussi par la production économique et le commerce extérieur. Les conceptions mercantilistes dominantes aux xvie et xviie siècles supposaient que la quantité de richesse disponible était stable et qu'ainsi toute importation appauvrissait la société. De telles conceptions fondèrent la concurrence entre les économies nationales, la mise en place de mesures protectionnistes et renforcèrent la spécialisation des possessions coloniales, contraintes de ne commercer qu'avec leur métropole. Elles induisirent aussi, en France notamment, la mise en place de politiques publiques de production (manufactures, industries navales, etc.) dont les effets furent singulièrement durables. L'Europe était donc aussi un agglomérat d'économies nationales relativement fermées sur elles-mêmes. Ces deux caractéristiques apparemment contradictoires (ouverture du grand commerce et création d'espaces économiques nationaux protégés) permirent de soutenir une première croissance proto-industrielle, à technique constante, par l'extension des marchés internationaux et des marchés intérieurs.