Les origines philosophiques du conservatisme

Idéologie paradoxale, le conservatisme allie modernité et revendication des valeurs traditionnelles. Né de la critique de la Révolution française, il est incontournable dans la pensée anglo-saxonne.
S’il n’occupe qu’une place assez marginale dans la culture politique française, le conservatisme constitue un courant important de la pensée politique moderne et contemporaine, particulièrement vivace dans le monde anglophone. Pour comprendre sa nature complexe et peut-être contradictoire, on peut partir de deux définitions complémentaires, que l’on doit au politiste français Philippe Bénéton et à l’historien américain Isaac Wallerstein.

 

Pour P. Bénéton, le conservatisme se développe après la Révolution française à partir d’une critique des trois grandes illusions libérales : celle de la toute-puissance de la raison individuelle, celle qui fait de la volonté individuelle la source de toute légitimité et enfin celle, « sociologique », de l’« individu propriétaire de soi-même », qui ne fait la société que parce qu’il défait la communauté. I. Wallerstein reprend, lui, une partition tout à fait habituelle dans la culture anglo-saxonne. Il part du libéralisme, qui est en quelque sorte le centre de gravité de la politique moderne mais qui se révèle incapable d’assurer à lui seul l’ordre social. Les critiques de l’ordre libéral qui en découlent peuvent être conservatrices ou, au contraire, socialistes mais peuvent aussi circuler de la gauche à la droite.

De ces deux définitions, on retiendra l’idée que le conservatisme est un courant moderne né dans un monde démocratique et libéral qui présente trois caractères fondamentaux. Le conservatisme est avant tout une critique moderne de la modernité qui remet en question certains principes implicites de la politique et de la société modernes (l’individualisme, le rationalisme, le « constructivisme », etc.) mais qui ne refuse pas pour autant l’ensemble des résultats de la modernité libérale. Les grands schèmes de la pensée conservatrice naissent à l’intérieur de la politique libérale, avant même la Révolution française, même si celle-ci permet la cristallisation des oppositions fondamentales.

Le thème le plus important de la pensée conservatrice est celui de la mise en péril de l’émancipation libérale à travers la dialectique de son développement. On retrouve en effet chez différents auteurs conservateurs un schéma de raisonnement qui se présente ainsi : l’émancipation moderne est en elle-même bonne mais, si elle s’accompagne d’une rupture trop violente ou trop profonde avec le passé, elle risque de ruiner les institutions ou les mœurs qui sont la précondition historique du monde moderne et qui continuent à être nécessaires à sa survie. Le conservatisme moderne est donc le produit d’une autocritique du libéralisme qui prend en charge un certain héritage traditionnel pour défendre la société libérale contre ses dérives spontanées. Né dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, il trouve son expression classique avec la critique de la Révolution française proposée par Edmund Burke, dont les thèmes majeurs se retrouveront chez les différents penseurs conservateurs du XXe siècle.

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Un courant moderne dans un monde démocratique

L’opposition ou la distinction entre libéraux et conservateurs trouve son origine dans la politique anglaise et dans l’opposition entre les deux courants whig et tory qui s’affrontent pendant la période qui culmine avec la « glorieuse révolution » de 1688. Comme le montrera le philosophe David Hume, le régime anglais est un régime mixte, susceptible à la fois d’une interprétation monarchique et d’une interprétation républicaine. Cette dualité s’exprime dans les oppositions entre les partis anglais. Les whigs expriment l’aspect républicain de la constitution : ils s’appuient sur la classe moyenne, défendent le Rule of Law*et les droits du Parlement et se fondent sur une philosophie politique libérale, pour laquelle l’autorité politique n’est légitime que si elle est consentie (c’est la doctrine du « contrat originaire », qui fait remonter toutes les autorités au contrat social lui-même). Les tories mettent au contraire l’accent sur la composante monarchique du régime : ils sont attachés à un certain type de relations sociales, dans lesquelles l’autorité des notables est inséparable de leur rôle protecteur, ils défendent la « prérogative » royale (qui autorise le monarque à s’affranchir de la loi dans certaines circonstances) et ils développent une philosophie politique de l’« obéissance passive », qui met l’autorité royale au-dessus de toute critique. D. Hume ne tranche pas entre ces deux partis auxquels il adresse des critiques symétriques. Les whigs exagèrent la différence entre le régime anglais et ceux des autres puissances européennes comme la France. Surtout, leur philosophie du contrat originaire est incapable de rendre compte de la constitution de l’ordre social.