Un homme d’érudition porté par l’intuition : voilà comment l’on pourrait décrire Marc Ferro, dont il nous faut imaginer le bouillonnement intérieur. Ses livres sortent à un rythme effréné, et à chaque nouveau volume il propose au lecteur une nouvelle idée… Qui est donc cet auteur qui cherche sans cesse de nouvelles façons de dénouer le fil de l’histoire ? Né en 1924, il est d’abord un homme engagé qui a vécu les moments importants de la société française du XXe siècle : pendant l’occupation, participant aux mouvements de Résistance, il prend le maquis dans le Vercors. Il enseigne ensuite à Oran en Algérie, ce qui le met aux premières loges dans les événements de la décolonisation. Homme de gauche, il prend une part active aux événements de mai 1968. Sur le plan intellectuel, cet historien du XXe siècle, spécialiste de la révolution russe de 1917, a combiné un parcours de directeur de recherches à l’EHESS et de médiateur avec le grand public, notamment en animant pendant douze ans, à la télévision, sur la Sept, puis Arte, la série des « Histoires parallèles » : nombreux sont ceux qui se souviennent des images d’actualités de la Seconde Guerre mondiale passées au crible, avec la participation et les commentaires des plus éminents spécialistes. Enfin, représentant de l’école historique des Annales, il est l’un des personnages clés de ce vaste mouvement, initié dans les années 1930 par Marc Bloch et Lucien Febvre, qui a donné à la discipline une nouvelle orientation, en s’intéressant aux dimensions sociales et culturelles des faits historiques. M. Ferro est aussi l’un des codirecteurs de la revue Annales. Histoire, sciences sociales.
M. Ferro s’est fait tour à tour analyste de l’image (Cinéma et histoire, Gallimard, 1993), biographe (Pétain, Fayard, 1987), enquêteur de l’histoire des anonymes (Les Individus face aux crises du XXe siècle, Odile Jacob, 2005) ou psychologue croisant les subjectivités des personnages importants de la Seconde Guerre mondiale (Ils étaient sept hommes en guerre, Robert Laffont, 2007). Sur un ton incisif et parfois même décapant, il nous livre aujourd’hui les tenants et les aboutissants de sa dernière enquête sur une hypothèse inédite : et si la colère entre les groupes humains constituait un puissant ressort caché de l’histoire…
D’où vous est venue l’idée d’étudier le ressentiment dans l’histoire ?
Lorsque je travaillais sur la période de la Première Guerre mondiale, j’avais été frappé par l’image de ce permissionnaire qui rentre chez lui et qui ne trouve personne pour l’accueillir sur le quai de la gare… Son regard exprime le désarroi puis la colère, la haine. J’avais, dans un livre précédent, généralisé ce cas particulier en pointant le ressentiment des soldats du front contre les civils qui se la « coulaient douce » pendant qu’eux « crevaient » dans les tranchées : on se rendait compte, à travers les lettres et les témoignages, que cette haine de l’arrière était tout aussi présente que la haine de l’ennemi ! Après la guerre, les anciens combattants se retrouvaient entre eux, pour sourdre leur colère commune : leurs femmes les avaient trompés, leur place au travail avait été prise par un autre… Le ressentiment des anciens combattants fut quelque chose de très fort qui explique qu’aient pu naître, sur ce terreau, les ligues d’extrême droite en France, ou les bolcheviks en Russie. C’est ce que montre le film de Daniel Costelle et Henri de Turenne, Verdun (1966) : ces deux journalistes ont fait se rencontrer à Verdun des anciens combattants français et allemands. Que s’est-il passé ? Ils s’étreignirent en pleurant ! Cette scène confortait mon intuition selon laquelle ces anciens soldats en voulaient au fond plus à ceux qui les avaient envoyés à la guerre qu’à leurs ennemis…