Que peut-on bien écrire de sérieux sur le football ? «De saint Augustin à Umberto Eco, en passant par Blaise Pascal, une longue tradition philosophique ne nous rappelle-t-elle pas, de façon insistante, que les activités ludiques ont pour fonction première de nous divertir de l'essentiel, non pas de l'exprimer, encore moins de le révéler ?» 1 Cette tradition, il faut le dire, n'est plus si pesante aujourd'hui, et si Christian Bromberger, ethnologue du football, rappelle son existence, c'est pour s'inscrire en faux contre elle : une activité aussi immensément populaire que le football n'est-elle pas, plutôt, une image condensée du monde contemporain, le raccourci métaphorique de la vie quotidienne des peuples qui se passionnent pour lui ?
Spectacle universel, objet de démonstrations publiques d'enthousiasme, inépuisable sujet de commentaires, et aussi motif d'outrances et violences injustifiables, le football est capable, en des occasions comme celle que vit la France au mois de juin 1998, de renvoyer au second plan toute autre actualité, saturant les espaces médiatiques, jusqu'à l'écoeurement de ceux qui n'en partagent pas le goût. Ce n'est plus un loisir : c'est une industrie, un placement pour ceux qui le financent, capable de générer de multiples activités (architecture, équipements sportifs, télévision, cinéma, presse, publicité). C'est un support de communication politique : combien de chefs d'Etat et d'élus locaux n'ont-ils pas cherché à profiter de la victoire de leur équipe ? C'est un objet d'investissement passionnel et de sociabilité : certains clubs comptent des dizaines d'associations de supporters, qui planifient, conçoivent et ne cessent d'enrichir par de nouveaux rites leur activité démonstrative.
Pour autant, les regards savants qu'on lui porte ne sont pas tous de même nature. Il y a quelques années, Alain Ehrenberg soulignait à quel point la réflexion sur le spectacle sportif était marquée par une alternative fondamentale. Pour certains, ces rassemblements n'ont de sens que comme prolongement ou transposition d'activités sociales plus fondamentales : la politique ou la religion. Pour d'autres, ils se ramènent à des aspects de la société des loisirs, comme les vacances et la lecture. Entre les deux, enfin, se placent ceux qui, comme Norbert Elias, estiment que «la connaissance du sport est la connaissance de la société» 2. Ils s'efforcent d'extraire du phénomène sportif les significations qui l'habitent et les raisons qui motivent son succès afin de répondre à cette question récurrente : le football, avec ses turbulences et ses brutalités, n'est-il qu'un éternel retour de la barbarie humaine ou un accomplissement de la modernité ?
La revue Quel Corps ? et son principal animateur, Jean-Marie Brohm, ont développé, depuis une vingtaine d'années, une analyse critique du sport de haut niveau. En tant que spectacle aussi bien qu'en tant qu'activité, les sports de masse, et en particulier le football, se voient assigner la fonction d'instrument de domination : en dissimulant sous un voile d'ignorance la vraie nature des rapports sociaux existants, ils orientent l'agressivité des individus et des masses populaires sur des objectifs qui conviennent aux classes possédantes capitalistes et à l'Etat, et leur servent ainsi de relais 3.
La déjà longue histoire du football contient en effet quelques exemples édifiants d'instrumentalisation du spectacle sportif par des régimes autoritaires : classiquement, on cite Benito Mussolini tirant un profit international de la Coupe du monde de 1934, organisée en Italie, ou encore le général Videla, dictateur de l'Argentine, récupérant le Mundial de 1978. Ce n'est certes pas une exclusivité de ce sport, mais l'actualité, depuis, a montré que le nationalisme, le chauvinisme et le racisme font à l'occasion bon ménage avec les cérémonies du football : en Angleterre, l'adhésion de certains groupes de supporters au National Front, leur haine déclarée «des Noirs, des Pakistanais et des homosexuels», leurs slogans antisémites, en sont le condensé. En France, personne n'ignore qu'on fait le salut nazi dans certains tribunes de supporters «ultras». De manière plus diffuse, enfin, les démonstrations d'agressivité et de racisme ordinaire n'épargnent pas le public : jeter des bananes à un joueur (même de son camp) parce qu'il est africain, cela s'est vu à Marseille; traiter l'équipe adverse de «juifs» ou de «métèques», cela se pratique, en Italie notamment.
Le sport est-il un opium du peuple ?
Tous ces faits, toutefois, ne suffisent pas à démontrer que la «fascisation des esprits» soit une conséquence nécessaire de la fréquentation des stades de football. «Si le spectacle sportif avait un tel pouvoir d'aveuglement ou de séduction politique, écrit Christian Bromberger 4, on devrait pouvoir en mesurer massivement les effets.» Alain Ehrenberg souligne que son efficacité est douteuse : en 1978, les supporters argentins profitèrent aussi des caméras pour réclamer à la face du monde la chute de la junte militaire, chose acquise peu de temps après. En 1986, au Mexique, durant le «Mundial» tant espéré par un gouvernement mal en point, les pauvres des bidonvilles manifestaient en réclamant des «haricots plutôt que des buts» (queremos frijoles, no goles). Le football, en somme, ne serait pas un outil de contrôle social plus puissant que «l'école ou les vacances», et l'amateur de football ne serait pas plus que quiconque un «idiot culturel» ou un «fanatique aliéné». «Clubs et compétitions ont souvent été de puissants catalyseurs de revendications contestataires, stimulant plutôt qu'endormant ou détournant les consciences politiques» 5, rappelle encore Christian Bromberger. Quant au racisme fondamental, il n'est pas si facile d'en faire endosser l'idée à un sport qui, plus que d'autres, recrute ses joueurs sur tous les continents. Même si certains Etats, comme l'Afrique du Sud, ont pu - avant de se voir boycottés - pratiquer un racisme sportif officiel, le fonctionnement du football professionnel oblige le plus souvent les spectateurs à ne pas choisir la couleur des joueurs qu'ils soutiennent. La raison d'être du football n'est donc pas si aisément réductible à une fonction d'aliénation et de contrôle social.