Dans le film Les Belles de nuit, de René Clair (1952), Gérard Philipe interprète un compositeur sans le sou que les femmes de son entourage ignorent. Qu’à cela ne tienne, il retrouve leurs sosies en rêve et vit avec elles toutes sortes d’aventures dans de multiples époques. Si une telle expérience vous allèche, réjouissez-vous : en théorie, c’est possible ! Prendre les rênes de son rêve et suivre ses caprices, ou sa curiosité, sa nostalgie, son intuition, c’est faire un « rêve lucide ». Mais courir le guilledou n’est qu’un épiphénomène puisque le bénéfice essentiel ne réside pas là, selon les coutumiers du fait.
Les banales préoccupations du quotidien
Le premier ouvrage sur le sujet paraît en 1867, anonymement. L’auteur est en fait un dénommé Marie Jean Léon d’Hervey de Saint-Denys, personnage obsessionnel en la matière. À 13 ans, ce jeune marquis et futur sinologue entreprend de consigner tous ses rêves. Mû par une curiosité inaltérable, il se réveille régulièrement pour s’en souvenir le plus possible. Il y gagne d’abord une bonne migraine, et puis, 207 nuits plus tard, le voilà qui commence à s’éveiller non plus après, mais pendant ses rêves. Et tout en continuant à dormir, il parvient à modifier la trame de ses visions… Il est conscient. Devenant de plus en plus auteur de ses rêves, il se livre à toutes sortes d’expériences ingénieuses (encadré ci-dessous). Les conclusions qu’il tire de ses observations sont remarquablement modernes à bien des égards : les rêves, dans leur immense majorité, reflètent les préoccupations banales du quotidien.
Ce sont des réminiscences, des souvenirs déformés (ou des « clichés-souvenirs », la photographie naissante étant à la mode). Ces bribes de conscience s’enchaînent selon une « promiscuité occasionnelle », par associations d’idées. Hervey de Saint-Denys ne parle pas encore des mécanismes de déplacement et de condensation qui seront si chers à Sigmund Freud, mais de processus « par abstraction » : si je rêve à un cheval maigre tirant une carriole, explique-t-il, mes pensées enchaîneront peut-être sur un métayer que je connais, et qui héritera de la maigreur du cheval. Si c’est l’attelage qui d’abord frappe davantage mon attention, je pourrai voir le métayer attelé. De même, un chien blanc apparu soudainement est la « métamorphose évidente » de serviettes entrevues dans une scène précédente. Ces syncrétismes, ricochets, substitutions, permutations sont tout aussi manifestes dans le domaine langagier, comme quand Hervey rêve d’une certaine Rosalie, puis d’un lit couvert de roses (roses à lit).