La vie quotidienne offre toutes les apparences d'une effervescence toujours renouvelée. Les êtres humains se livrent constamment à des espèces de ballets erratiques comparables aux cheminements des fourmis aux alentours de la fourmilière assiégée.
Salutations, conversations badines, altercations, embrassades, débats à plusieurs, promenades, queues devant un guichet ou une caisse de grande surface, soliloques, etc., vont se succéder, dans un ordre difficilement prévisible, tout au long de la journée.
Et pourtant, une part importante de ces situations fait l'objet d'une ritualisation plus ou moins poussée. Certes, il s'agit d'accorder aux mots : rites, rituel, ritualisation, des acceptions plus étendues que celles que leur attribuent généralement les anthropologues. Pour l'observateur de la vie quotidienne, les indices de ritualisation sont omnipré-sents, qu'il s'agisse d'un bisou distraitement accordé à une vague parente, de l'échange de cartes de visite à l'issue d'une entrevue, des signes de la main échangés de part et d'autre de la rue, ou de la formule de politesse écrite au bas d'une lettre, pour ne citer que quelques exemples. J'ai proposé d'ap-peler microrituels 1 ces manifestations diverses de communication. Chacun d'eux comporte, fût-ce de manière résiduelle, cette « dose » de sacré dont on peut postuler l'existence dans toute relation interindividuelle. Le rituel, en effet, traduit en gestes et en paroles la reconnaissance de cette existence. Ainsi, le baiser qu'échangent des amants peut être considéré comme la reconnaissance réciproque du mana, ce pouvoir surnaturel attaché à certains objets ou individus, que possèdent leurs corps respectifs quand ils sont mis en présence l'un de l'autre.
Des rituels omniprésents
Il ne faudrait pas confondre « codification » et « ritualisation ». S'arrêter au feu rouge est un acte codifié, imposé par une réglementation dont l'intention est avant tout d'ordre fonctionnel. Mais proférer le même juron à chaque fois que l'on doit s'arrêter à un feu rouge constitue une ritualisation de ce même geste. Et d'ailleurs « proférer un juron » se dit aussi « sacrer ». Il s'agit en l'espèce d'une sacralisation à l'envers, d'une tentative de racheter la désacralisation dont l'automobiliste est l'objet de la part d'obscures et lointaines autorités, qui lui imposent un arrêt malvenu.
Je propose d'appeler « rites » les actes ritualisés qui renvoient à la présence présumée d'une divinité dans les interactions (dans ce sens, la prière est un rite), et d'appeler « rituels » ceux dans lesquels une telle présence divine n'est pas supposée (une poignée de main est un rituel, selon cette définition).