Les San du Kalahari, une image de la vie de nos ancêtres ?

L’étude des San permet de tester des hypothèses sur la vie quotidienne des chasseurs-cueilleurs de la préhistoire. Même si eux-mêmes ne sont pas un peuple fossile.
Comment connaître le mode de vie des hommes de la préhistoire ? La première source est celle des traces archéologiques. À partir des outils, des vestiges d’habitat, elle nous livre des indices sur le mode de vie des hommes de la préhistoire, mais des indices forcément partiels. D’où l’intérêt d’observer comment vivent les dernières sociétés de chasseurs-cueilleurs encore présentes sur la planète. Ce fut le cas de quelques groupes d’Aborigènes d’Australie, d’Inuits ou de populations san du désert du Kalahari qui ont vécu jusqu’à il y a peu selon un mode de vie de chasseurs-cueilleurs nomades. Il faut toutefois se prémunir contre deux types d’erreur de méthode avant d’opérer cette comparaison. La première consiste à considérer – à tort – que les populations de chasseurs n’ont pas évolué depuis la préhistoire et que leur mode de vie est resté figé depuis la nuit des temps. Ce qui n’est pas le cas. L’autre erreur consiste à transposer directement sur les sociétés du passé des comportements, mythes, rituels issus de telle ou telle ethnie actuelle, erreur qui fut souvent commise par les premiers archéologues. Une fois cette mise en garde faite et les risques soulignés, l’approche ethnoarchéologique peut se révéler très utile pour comprendre la vie de populations ayant vécu il y a des dizaines de milliers d’années. Lors d’une mission réalisée fin 1985, financée en partie par une bourse de la fondation Bleustein-Blanchet pour la vocation, j’ai été amenée à partager la vie d’une tribu !Kung Zu/Wasi vivant dans le désert du Kalahari. Cette observation – approfondie par la lecture des études ethnologiques – m’a permis de mieux comprendre trois facettes de la vie des chasseurs-cueilleurs : les modes d’occupation du territoire, l’organisation sociale et les méthodes de chasse et de cueillette.

La gestion du territoire, nécessité vitale

Pour les peuples chasseurs-cueilleurs, la variabilité des ressources au cours de l’année modifie leurs comportements alimentaires. En effet, à chaque saison, le menu est composé en fonction des ressources disponibles dans leur environnement proche. Pour se nourrir, les chasseurs-cueilleurs, présents et passés, pratiquent la cueillette, la collecte (y compris le charognage), la pêche et la chasse. Comme tous les primates supérieurs, ils élaborent des « cartes mentales » de leur environnement et peuvent ainsi localiser leur nourriture potentielle, végétale et animale. Face à un changement environnemental, la disponibilité des ressources alimentaires varie, alors les stratégies d’acquisition se modifient. Persécutés, les San ont été contraints de migrer dans des régions désertiques, ce changement de territoire transformant sensiblement leurs comportements de subsistance. Même encore de nos jours, ils ne tiennent pas à rester trop longtemps dans un même endroit, à cause des migrations du gibier, mais aussi afin que l’on ignore toujours où ils vivent précisément. Souvenir d’une peur passée qui hante encore les mémoires. Les San sont donc des nomades. En se déplaçant en fonction des ressources alimentaires, ils évitent l’épuisement des ressources naturelles, ce qui permet une exploitation rationnelle de l’environnement. Les rythmes saisonniers varient selon les groupes. Les G/Wi vivent dans le Kalahari central, zone sèche où les points d’eau permanents sont quasi inexistants. La densité de population est d’un individu pour onze kilomètres carrés, et les groupes sont composés de quarante à soixante personnes. Durant les six à huit semaines qui suivent les maigres pluies, les bandes d’un même groupe se réunissent autour des quelques trous d’eau qui se sont formés. Au cours de l’interminable saison sèche, qui peut durer plus de six mois, les G/Wi absorbent de l’eau en consommant des plantes à suc. Lorsque ces végétaux viennent à manquer et que l’eau se raréfie, le groupe se sépare en bandes, qui se regrouperont de nouveau à la saison des pluies. Chez les !Kung, on observe l’inverse. Vivant au nord du Kalahari, dans une région moins aride où la densité de population est plus élevée (une personne au kilomètre carré), les bandes se retrouvent autour des points d’eau permanents durant la saison sèche. Le reste de l’année, ils vivent dispersés sur l’ensemble de leur territoire. Avant leur persécution, les San des bords de l’océan effectuaient deux déplacements principaux ; en hiver, ils vivaient sur les côtes, l’été ils remontaient sur les plateaux.

Ni chef ni propriété

L’organisation de la société san repose sur un ensemble de groupes, ou clans, ayant les mêmes coutumes et parlant le même dialecte, liés entre eux par un système d’alliances qui forme un réseau leur permettant de survivre durant les périodes de disette. Le groupe est composé de dix à quinze familles qui se séparent au fil des saisons selon l’unité fondamentale : la bande. Celle-ci, forte d’une trentaine de membres au plus, correspond au noyau de la société. La bande est très soudée, car ses membres sont tous plus ou moins apparentés. La famille, parents et enfants, est son élément fédérateur : elle a sa propre hutte, la sphère privée étant ainsi préservée. Les liens entre bandes sont très forts. Les !Kung, par exemple, passent les deux tiers de leur vie à visiter les amis et les proches ou à les recevoir. Un soir, nous avons vu arriver au camp de nos amis !Kung Zu/Wasi un chasseur portant un gros quartier de gnou. Il venait de faire quarante kilomètres à pied pour apporter ce présent à ses « amis-frères » ! Chez les San, il n’y a pas d’autorité centrale, pas de chef, mais souvent un patriarche élu. Il est respecté par tous et représente le groupe ou la bande dans certaines occasions : respect du territoire, rassemblements, litiges… Le plus souvent, les problèmes sont réglés par les chasseurs les plus habiles ou par les anciens souvent plus expérimentés. Toutes les décisions sont prises lors de délibérations entre adultes. La « propriété privée », à l’exception de certains points d’eau familiaux, n’existe pas chez les San. L’individu, comme le sol et ce qu’il y a dedans et dessus, appartient à la nature. Au sein des groupes, la liberté individuelle est respectée et une certaine égalité règne entre hommes et femmes. La division sexuelle du travail est bien marquée. Les femmes, par exemple, cueillent les végétaux et les hommes chassent le grand gibier. Toutes les nourritures, végétales et animales, sont équitablement réparties ; le partage est l’une des caractéristiques du comportement social des peuples chasseurs-cueilleurs. Le chasseur habile ne tire ni prestige ni bénéfice personnel, c’est le complexe dit « d’humilité ». Quand un animal est abattu, il revient au chasseur, ou plutôt au détenteur de la flèche qui a frappé la proie, d’organiser le partage conformément à un réseau complexe d’amitiés, d’alliances et d’obligations. Très tôt, l’enfant apprend à partager avec les autres. Lorsque la proie abattue est très grosse (éléphant, girafe…), tout le groupe vient s’installer, avec toutes ses affaires, sur le lieu de chasse et y dresse un nouveau campement.

Mieux connaître nos ancêtres

Partager la vie d’une tribu de chasseurs-cueilleurs nous a conduits à remettre en cause un certain nombre de nos certitudes. Par exemple, l’hypothèse d’un charognage actif (disputer une proie fraîchement abattue aux carnassiers comme le lion ou la hyène), attribuée à nos ancêtres, m’avait paru peu probable, jusqu’à ce que j’aie eu l’occasion de l’observer chez les San. Ce charognage dépend bien sûr des occasions et du contexte. Il arrive que des chasseurs volent sa nourriture à un vieux lion, selon une technique éprouvée. Ils s’avancent face au vent pour cacher leur odeur et en se cachant au maximum. À proximité du fauve, ils se relèvent brusquement pour attirer son attention. Ils recommenceront, à intervalles de plus en plus rapprochés, jusqu’à ce que le lion, exaspéré, abandonne momentanément son déjeuner. Alors les San se précipitent, s’emparent des morceaux de viande et s’enfuient à toutes jambes, car le lion revient inévitablement. Lorsqu’ils sont plus nombreux, une autre technique consiste à éloigner le lion de sa proie par des cris et des gesticulations. Mais, pour arriver à leurs fins, il leur faut choisir le bon moment. En effet, si le félin a trop mangé et est repu, il a tendance à ne pas bouger ; en revanche, s’il n’a pas mangé et est encore affamé, il peut attaquer. Il est évident par ailleurs que si, à la place du lion, les San se trouvent face à un groupe de lionnes, ils s’abstiendront avec sagesse ! Cet opportunisme est une donnée qui n’apparaît pas dans les données archéologiques. Pourtant, ces stratégies devaient déjà exister au Paléolithique. Voilà pourquoi la chasse des Bushmen nous en apprend beaucoup sur le monde de vie de nos lointains ancêtres.