La gestion du territoire, nécessité vitale
Pour les peuples chasseurs-cueilleurs, la variabilité des ressources au cours de l’année modifie leurs comportements alimentaires. En effet, à chaque saison, le menu est composé en fonction des ressources disponibles dans leur environnement proche. Pour se nourrir, les chasseurs-cueilleurs, présents et passés, pratiquent la cueillette, la collecte (y compris le charognage), la pêche et la chasse. Comme tous les primates supérieurs, ils élaborent des « cartes mentales » de leur environnement et peuvent ainsi localiser leur nourriture potentielle, végétale et animale. Face à un changement environnemental, la disponibilité des ressources alimentaires varie, alors les stratégies d’acquisition se modifient. Persécutés, les San ont été contraints de migrer dans des régions désertiques, ce changement de territoire transformant sensiblement leurs comportements de subsistance. Même encore de nos jours, ils ne tiennent pas à rester trop longtemps dans un même endroit, à cause des migrations du gibier, mais aussi afin que l’on ignore toujours où ils vivent précisément. Souvenir d’une peur passée qui hante encore les mémoires. Les San sont donc des nomades. En se déplaçant en fonction des ressources alimentaires, ils évitent l’épuisement des ressources naturelles, ce qui permet une exploitation rationnelle de l’environnement. Les rythmes saisonniers varient selon les groupes. Les G/Wi vivent dans le Kalahari central, zone sèche où les points d’eau permanents sont quasi inexistants. La densité de population est d’un individu pour onze kilomètres carrés, et les groupes sont composés de quarante à soixante personnes. Durant les six à huit semaines qui suivent les maigres pluies, les bandes d’un même groupe se réunissent autour des quelques trous d’eau qui se sont formés. Au cours de l’interminable saison sèche, qui peut durer plus de six mois, les G/Wi absorbent de l’eau en consommant des plantes à suc. Lorsque ces végétaux viennent à manquer et que l’eau se raréfie, le groupe se sépare en bandes, qui se regrouperont de nouveau à la saison des pluies. Chez les !Kung, on observe l’inverse. Vivant au nord du Kalahari, dans une région moins aride où la densité de population est plus élevée (une personne au kilomètre carré), les bandes se retrouvent autour des points d’eau permanents durant la saison sèche. Le reste de l’année, ils vivent dispersés sur l’ensemble de leur territoire. Avant leur persécution, les San des bords de l’océan effectuaient deux déplacements principaux ; en hiver, ils vivaient sur les côtes, l’été ils remontaient sur les plateaux.Ni chef ni propriété
L’organisation de la société san repose sur un ensemble de groupes, ou clans, ayant les mêmes coutumes et parlant le même dialecte, liés entre eux par un système d’alliances qui forme un réseau leur permettant de survivre durant les périodes de disette. Le groupe est composé de dix à quinze familles qui se séparent au fil des saisons selon l’unité fondamentale : la bande. Celle-ci, forte d’une trentaine de membres au plus, correspond au noyau de la société. La bande est très soudée, car ses membres sont tous plus ou moins apparentés. La famille, parents et enfants, est son élément fédérateur : elle a sa propre hutte, la sphère privée étant ainsi préservée. Les liens entre bandes sont très forts. Les !Kung, par exemple, passent les deux tiers de leur vie à visiter les amis et les proches ou à les recevoir. Un soir, nous avons vu arriver au camp de nos amis !Kung Zu/Wasi un chasseur portant un gros quartier de gnou. Il venait de faire quarante kilomètres à pied pour apporter ce présent à ses « amis-frères » ! Chez les San, il n’y a pas d’autorité centrale, pas de chef, mais souvent un patriarche élu. Il est respecté par tous et représente le groupe ou la bande dans certaines occasions : respect du territoire, rassemblements, litiges… Le plus souvent, les problèmes sont réglés par les chasseurs les plus habiles ou par les anciens souvent plus expérimentés. Toutes les décisions sont prises lors de délibérations entre adultes. La « propriété privée », à l’exception de certains points d’eau familiaux, n’existe pas chez les San. L’individu, comme le sol et ce qu’il y a dedans et dessus, appartient à la nature. Au sein des groupes, la liberté individuelle est respectée et une certaine égalité règne entre hommes et femmes. La division sexuelle du travail est bien marquée. Les femmes, par exemple, cueillent les végétaux et les hommes chassent le grand gibier. Toutes les nourritures, végétales et animales, sont équitablement réparties ; le partage est l’une des caractéristiques du comportement social des peuples chasseurs-cueilleurs. Le chasseur habile ne tire ni prestige ni bénéfice personnel, c’est le complexe dit « d’humilité ». Quand un animal est abattu, il revient au chasseur, ou plutôt au détenteur de la flèche qui a frappé la proie, d’organiser le partage conformément à un réseau complexe d’amitiés, d’alliances et d’obligations. Très tôt, l’enfant apprend à partager avec les autres. Lorsque la proie abattue est très grosse (éléphant, girafe…), tout le groupe vient s’installer, avec toutes ses affaires, sur le lieu de chasse et y dresse un nouveau campement.Mieux connaître nos ancêtres
Partager la vie d’une tribu de chasseurs-cueilleurs nous a conduits à remettre en cause un certain nombre de nos certitudes. Par exemple, l’hypothèse d’un charognage actif (disputer une proie fraîchement abattue aux carnassiers comme le lion ou la hyène), attribuée à nos ancêtres, m’avait paru peu probable, jusqu’à ce que j’aie eu l’occasion de l’observer chez les San. Ce charognage dépend bien sûr des occasions et du contexte. Il arrive que des chasseurs volent sa nourriture à un vieux lion, selon une technique éprouvée. Ils s’avancent face au vent pour cacher leur odeur et en se cachant au maximum. À proximité du fauve, ils se relèvent brusquement pour attirer son attention. Ils recommenceront, à intervalles de plus en plus rapprochés, jusqu’à ce que le lion, exaspéré, abandonne momentanément son déjeuner. Alors les San se précipitent, s’emparent des morceaux de viande et s’enfuient à toutes jambes, car le lion revient inévitablement. Lorsqu’ils sont plus nombreux, une autre technique consiste à éloigner le lion de sa proie par des cris et des gesticulations. Mais, pour arriver à leurs fins, il leur faut choisir le bon moment. En effet, si le félin a trop mangé et est repu, il a tendance à ne pas bouger ; en revanche, s’il n’a pas mangé et est encore affamé, il peut attaquer. Il est évident par ailleurs que si, à la place du lion, les San se trouvent face à un groupe de lionnes, ils s’abstiendront avec sagesse ! Cet opportunisme est une donnée qui n’apparaît pas dans les données archéologiques. Pourtant, ces stratégies devaient déjà exister au Paléolithique. Voilà pourquoi la chasse des Bushmen nous en apprend beaucoup sur le monde de vie de nos lointains ancêtres.Marylène Patou-Mathis
Directrice de recherches au CNRS et responsable de l’unité d’archéozoologie du département de préhistoire du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, elle est l’auteure de Une mort annoncée. À la rencontre des Bushmen, derniers chasseurs-cueilleurs du Kalahari, Perrin, 2007. Elle prépare actuellement un livre (aux éditions Perrin) sur l’apparition de la chasse dans l’histoire de l’humanité et son impact sur l’évolution des sociétés.Le Kalahari
Situé au centre de l’Afrique australe, le désert du Kalahari s’étend sur plusieurs pays, le Botswana, mais aussi la Namibie et la république d’Afrique du Sud. Il couvre au total une superficie de 450 000 kilomètres carrés. Au Botswana, avec ses 380 000 kilomètres carrés, il occupe environ 70 % du pays. En langue bantoue, Kalahari signifie « le grand desséchant » ; les premiers Blancs, eux, l’ont appelé : « la terre de la grande soif ».Qui sont les San ?
Les populations san sont souvent appelées « Bushmen ». Mais Bushman est un terme dévalorisant, qui signifie « l’homme de la brousse ». Autrefois, ce peuple occupait toute l’Afrique australe. Ce n’est donc pas la vie dans le désert qui a façonné sa morphologie. Durant des centaines, voire des milliers d’années, les San ont perpétué leurs traditions ancestrales, et ce malgré l’arrivée, à différentes reprises, de peuples pratiquant d’autres modes de vie : éleveurs, agriculteurs, forgerons, potiers. Pendant plus de quinze cents ans, ils ont côtoyé en bonne intelligence ces nouveaux arrivants. C’est au xviiie siècle, avec l’arrivée massive des Blancs, que sonne le glas de leur culture. Réduites en esclavage ou chassées comme du gibier, les différentes tribus san vont être pourchassées, puis refoulées vers des zones inhospitalières comme le désert du Kalahari. Certaines vont perdre petit à petit leur identité culturelle. En l’espace d’à peine un siècle, la population san est passée de 200 000 à 7 000 individus. Ils ne sont aujourd’hui que quelques milliers, répartis en douze groupes aux dialectes différents. De nos jours, trois d’entre eux tentent de conserver leurs traditions : les G/wi et les G//ana dans la réserve du Kalahari central et les !Kung au nord-est de la Namibie (Bushmenland) et au nord-ouest du Botswana.
À lire
Les Bushmen dans l’histoire
Emmanuelle Olivier et Manuel Valentin (dir.), CNRS Éditions, 2005.