Les jeux sur Internet regroupent un nombre de plus en plus important d'internautes. En permettant de jouer à distance et chez soi, le jeu en ligne constitue une sorte de dépaysement sans frais de transport, une forme de « voyage immobile ». Il suscite ainsi l'engouement de nombreux joueurs, parce qu'il leur fait économiser un temps de recherche et de déplacement pour accéder à l'arène de jeu, mais aussi parce qu'il accélère la recherche de partenaires, ou protège d'éventuelles mauvaises rencontres en laissant toujours le joueur libre de se déconnecter.
En faisant rentrer le terrain de jeux dans l'univers domestique et dans le quotidien le plus intime, le réseau renforce l'enchâssement entre le jeu et la vie ordinaire : le jeu se banalise, et le profil social typique du joueur par Internet est l'étudiant ou l'adulte salarié qui passe régulièrement ses soirées à affronter des partenaires depuis son ordinateur domestique. Ainsi, pour José, un étudiant d'école d'ingénieurs de 21 ans, le jeu en ligne est utilisé entre autres comme un « dessoûloir », qui va le libérer de l'énervement et de l'adrénaline accumulés lors des galas et soirées d'étudiants.
Les dispositifs - messageries instantanées textuelles et paramétrage de profils imaginaires - permettent au joueur d'exploiter au maximum les possibilités de dissimulation et de déformation de son identité, au point de l'amener à incarner des « avatars » très réalistes qu'il fait évoluer dans l'univers du jeu. Outre l'anonymat, Internet offre ainsi des possibilités très souples pour la fuite récréative hors du réel et pour l'endossement d'identités multiples, dans une sorte de culture du zapping : la fluidité du mode d'écriture sur les messageries instantanées, la précision sophistiquée des paramétrages, le luxe de détails dans la création des « profils » permettent aux abonnés des plates-formes de jeux de se composer une seconde peau, une personnalité et un caractère virtuels. Ainsi, à côté de leur pseudo principal, qui engage leur réputation, la plupart des participants aux sites de jeux persistants (voir l'encadré, p. 42) entretiennent des identités « secondaires », furtives ou clandestines : leur utilisation apporte aux joueurs une bouffée d'oxygène. La possibilité de pouvoir vivre, en secret, un « volant d'activité » marginal est vécue comme une échappatoire apportant une excitation à l'expérience ludique.
Les lois de l'hospitalité au pays des pixels
Une équipe de sociologues du Groupe des écoles des télécommunications (GET) a mené une enquête ethnographique durant deux ans sur la sociabilité de ces joueurs en ligne 1. Comment se regroupent-ils ? Quels sont les règles et les modes de communication au sein des communautés virtuelles ? Quels en sont les impacts sur la vie des joueurs ? Les liens qui se créent dépassent-ils l'univers du jeu ?
Les jeux en ligne composent un univers collectif tout à fait passionnant, qui mélange et superpose trois types de regroupements : des lieux sociaux où se réalise l'apprentissage (salles de jeux, écoles d'ingénieurs), des formes stabilisées de rassemblement en ligne, identifiées sous le nom de « guildes » ou « clans » selon leur échelle de coordination, et des moments de retrouvailles physiques entre joueurs, allant de la banalité du cybercafé de quartier, où aiment à se retrouver les lycéens entre deux cours, à l'événement des championnats sportifs, avec leurs vedettes, leurs caméras de télé et leur effervescence.
Dans un premier temps, c'est surtout la curiosité de découvrir un monde fantastique au pays des pixels qui anime le nouvel inscrit dans un jeu : découvrir des perspectives grandioses, des canyons vertigineux, des terres mystérieuses baignées d'une lumière insolite... Le joueur sait que l'univers dans lequel il va évoluer sera très insécurisant, qu'il va inopinément être confronté à de nombreuses chausse-trappes, dans un labyrinthe truffé de monstres, de personnages agressifs cherchant à le leurrer. L'espace de jeu est ainsi constamment conçu comme un territoire hostile ayant un caractère de menace, dans lequel il est essentiel de se protéger grâce à des pactes de non-agression ou à des rituels d'entraide entre joueurs. Cette hostilité a un premier effet sur la sociabilité des joueurs : le lien entre eux est structuré par ce conditionnement en environnement hostile. Dès lors, les « civilités » entre joueurs sont marquées par la bienveillance envers les joueurs débutants. L'espace ludique s'organise autour de l'attention portée à l'avatar novice, généralement baptisé « peau de serpent ». On offre spontanément une protection bénévole à l'inconnu qu'on estime de niveau inférieur. Cette bienveillance et cette forme d'hospitalité s'expliquent sans doute par le pressentiment commun à tous les joueurs aguerris de l'importance cruciale qu'il y a à attirer de nouvelles recrues. Sans un apport régulier, le jeu perdrait son dynamisme et son enjeu. D'où l'intérêt de protéger les novices qui, sinon, se retrouveraient vite éliminés du fait de l'hostilité de l'environnement.
Au-delà de cette attitude hospitalière avec le novice, les jeux en ligne sont le cadre d'une organisation très sophistiquée, fondée sur l'établissement d'une division sociale du travail très marquée. Pour pouvoir progresser dans le jeu, l'avatar doit accumuler des points d'expérience (« xp »). Ce sont essentiellement des missions complexes, destinées à capturer des objets rares, qui rendent disponibles les crédits en quantité intéressante : or, pour accomplir ces missions dangereuses, l'avatar doit s'insérer dans un groupe. Il lui faut constituer une équipe composée de membres aux compétences complémentaires : force, ruse, vitesse, habileté... A partir d'un certain niveau de jeu, la guilde devient une réalité incontournable. Ainsi, 80 % des joueurs, quasiment tous expérimentés, appartiennent à une guilde, celle-ci étant d'ailleurs un regroupement sélectif. Ainsi, sur Anarchy Online, pour postuler à une guilde, il faut pouvoir effectuer des missions. Or, participer à une mission suppose d'avoir un véhicule pour traverser l'espace du jeu jusqu'au lieu de rendez-vous, ce qui présuppose l'acquisition du téléportage, un équipement coûteux en points d'expérience, donc inaccessible au débutant : « C'est un peu comme pour les fêtes entre adolescents : pour pouvoir t'y rendre, il te faut au préalable négocier la possibilité d'utiliser une voiture », explique Marc (22 ans).