Les sources universelles de la justice

Le sens du partage et de la justice serait universel. C’est ce que montrent des expériences menées dans des sociétés pourtant très différentes. Si le sentiment de la justice semble universel, comment s’est-il transmis dans les populations humaines ? Par les gènes ou par la culture ? Par peur des représailles ou par souci de la réputation ?

Imaginez : vous avez dix euros en poche et devez en donner une partie à une personne que vous ne connaissez pas. Au vu de la répartition que vous aurez choisie, l’autre peut accepter ou refuser votre offre. S’il accepte, vous repartez tous les deux avec une partie des dix euros ; s’il refuse, vous repartez tous les deux sans rien. La rationalité voudrait que quelle que soit la somme que vous proposez, l’autre accepte puisqu’une petite somme est toujours mieux que rien. Par ailleurs, prévoyant cette logique, il devrait être dans votre intérêt de proposer à l’inconnu le minimum. En fait, il n’en est rien. Certaines personnes qui se sont soumises à ce jeu jouent manifestement en leur défaveur en distribuant des sommes bien au-delà de leur strict profit. D’un autre côté, certaines personnes refusent la somme qui leur est proposée, la trouvant soit trop élevée soit au contraire trop faible. Des questions de réputation, de morale, d’image de soi… interviennent dans les choix, pas seulement le gain économique.

Ce type de test, baptisé ultimatum game (le jeu de l’ultimatum), est très populaire dans les expériences d’économie. Les échanges pratiqués par les participants du jeu défient le concept de l’Homo œconomicus, selon lequel l’homme est un être rationnel et égoïste (1). Longtemps expérimenté sur des étudiants, le jeu a ensuite traversé les frontières. Joseph Henrich, du département de psychologie de l’université de British Columbia au Canada, et ses collègues l’ont proposé en 2001 à des personnes de quinze sociétés différentes à travers le monde : des nomades du Kenya aux habitants des îles Fidji en passant par des fermiers du Missouri. Les anthropologues ont voulu mesurer les éventuelles différences culturelles entre populations. Leur échantillon comprenait des sociétés agricoles nomades et sédentaires (2). Résultat : dans toutes les populations, les receveurs refusent les offres très inégalitaires. Et partout les donneurs donnent plus que le minimum : souvent, les gens donnent entre 33 % et 50 % de leur somme. La rationalité n’est donc ici pas au rendez-vous.

Le concept de justice est-il universel ?

Toutes les personnes de ces sociétés pourtant si différentes acceptent de donner une partie de leur argent à de parfaits inconnus. En retour, les gens n’acceptent pas n’importe quelle offre, et préfèrent repartir bredouilles si le partage est trop inégalitaire et prend l’allure d’une petite aumône. La question posée par J. Henrich est la suivante : qu’y a-t-il derrière la tendance apparemment universelle à donner plus qu’il n’est nécessaire ? Un altruisme naturel dénué de tout profit ? Et pourquoi y a-t-il une réaction négative assez universelle dès lors que le partage est trop inégal ? Ce concept de justice serait-il universel ? Et si oui, comment s’est-il transmis dans toutes les populations humaines ? Via les gènes ou via la culture ?

Du point de vue de l’évolution, la question mérite d’être posée. De prime abord, la notion d’altruisme* semble aller à l’encontre de la théorie de la sélection naturelle proposée par Charles Darwin (3) selon laquelle l’environnement influe sur l’évolution des populations en sélectionnant les individus les plus adaptés. Des gènes qui portent l’altruisme auraient peu de chances de se propager. Pour certains chercheurs, coopération et sélection naturelle jouent même l’un contre l’autre. Seule l’entraide à l’égard des membres de la parenté devrait, selon la théorie de l’altruisme génétique, être favorisée.